N°3
La revue en ligne d'Actes Sud
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MICHEL PARFENOV

DIDIER-GEORGES GABILY

MATTHIAS LANGHOFF

MOHAMED ROUABHI

NICOLAS STRUVE

OLIVIER PY
et CHRISTIAN SALMON

EMMANUEL WALLON

JEAN-PIERRE VINCENT

MICHÈLE DEMOOR

ALAIN JAUBERT

BÉATRICE PICON-VALLIN









Michel Parfenov est éditeur aux Editions Actes Sud et a participé à la fondation des Editions Solin.
Il a entre autres publié Mephisto, adaptation du roman de Klaus Mann pour le Théâtre du Soleil  ; Richard III, traduction de Jean-Michel Deprats pour la m.e.s de Georges Lavaudant ; Le Saperleau de Gildas Bourdet ; Hedda Gabler de Henrik Ibsen pour la m.e.s de Luc Bondy ; Pina Bausch... Il a traduit Morphine de Boulgakov pour la m.e.s de Patrick Sommier (MC 93 Bobigny).

Les saltimbanques et les épiciers,
une exception française
par Michel Parfenov
notes d’été sur le conflit des intermittents
qui va se prolonger jusqu’à l’hiver


“ … C'est catastrophique pour l'image de la France, il ne faut pas se faire d'illusions. Quand les touristes annulent leurs voyages, les effets sont profonds et ne s'oublient pas. La crise du spectacle nous scandalise. Au moins quand des fonctionnaires ou des salariés du privé font grève, ils ne sont pas payés. Ceux qui se couchent dans la rue, eux sont payés par le privé. C’est le fric des travailleurs qui finance le système des intermittents… 800 millions de déficit cela représente 80 euros par salarié français ”

M. SEILLIERE, point de presse du MEDEF du 8 juillet

“ Le rituel de l'année sociale voulait qu'on passe des grèves de printemps aux festivals d'été. C'est cette politique d'effacement du social par le culturel, le festif et le spectaculaire, qui a été brisée cette année par le mouvement des intermittents, et avec elle la stratégie de démobilisation qui avait encore si bien fonctionné le printemps dernier. La grève a crevé le mur des vacances et, quels que soient ses contenus et son mode d'action, ceci est un événement.”

JEAN BAUDRILLARD, Les suicidés du spectacle, Libération du 16/7/03

 


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Effet de la canicule ou de la gueule de bois après que les syndicats (responsables !) aient en juin fait rentrer dans le rang tous les grévistes et manifestants mobilisés contre la réforme des retraites (bac oblige !), on n'y croyait pas à ce nouveau psychodrame, pas qu’on irait jusqu’à là, pas qu’on s’en prendrait aux Festivals dans ce bel été… jusqu’au plus prestigieux, le plus connu, le plus populaire, Avignon, pas que la ligne rouge serait franchie comme à Montpellier, Aix, La Rochelle. Un château de cartes qui s’écroulait…
Ça avait commencé comme d’habitude, un petit tour de piste, genre happening, revival de mai 68, à quoi on prête une oreille plus ou moins bienveillante mais cette fois les intermittents (un drôle de mot) ont pris les devants et sont venus camper sur la scène symbolique de ce beau pays si fier de son “ exception culturelle ” jusqu’à obliger le président de la République a parlé d’eux après son défilé du 14 juillet. Ce même jour où était rendue publique une lettre à lui adressée et signée par 650 artistes et créateurs (et pas des moindres!) …
On pourra s’interroger sur les objectifs visés par les grévistes qui n’ont touché que les spectacles estampillés culturels (les Festivals de Montpellier, d’Avignon ou d’Aix, Les Francofolies, Chalon…) mais pas les Rolling Stones, ni les Vieilles Charrues et encore moins Johnny Hallyday et la sacro-sainte télé… Cette injustice est devenue rapidement insupportable et les formes des actions ont fini par bouger, les spectacles ayant lieu malgré tout avec prises de paroles avant, pendant, après… ou de façon plus originale, comme à Chalon...
La grève était-elle le meilleur moyen pour les intermittents de se faire entendre ? Sa seule vertu aura-t-elle été d’obliger chacun à essayer de comprendre le fond du problème ?

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Un problème sans fond! Abyssal ! Genre problème de robinet ou usine à gaz. Comédiens, professionnels de la mise en scène, de la réalisation, de la production de spectacles, professionnels de l’image, du montage, décorateurs, accessoiristes, professionnels du son, de l’éclairage, de la coiffure, du costume, danseurs, chorégraphes, artistes de la musique et du chant, artistes de cirque et du music-hall… bref, les intermittents, en 2002, comptaient 135 000 cotisants dont 102 600 allocataires. 3 mois de travail (507 heures) ouvraient des droits à un chômage de 12 mois via l’Unedic gestionnaire du régime général de l’allocation-chômage. Des conditions favorables prévues pour des activités incertaines à employeurs multiples avec des rythmes de travail particuliers dont l’aspect pervers est aussi de générer un sorte de prolétariat de notre société postindustrielle comme le notait Jean-Pierre Vincent (1).
Pour la branche des intermittents, les dépenses prévisionnelles de 2003 sont, selon les chiffres de l'UNEDIC, de 1 milliard d’euros, avec un taux journalier moyen des Assedic de 45,31 euros et une durée moyenne d’indemnisation de 205 jours. Pour le régime général, le déficit prévisionnel de 2003 est de 3 milliards d’euros (incluant le déficit des intermittents), avec un taux journalier de 28, 66 et une durée d’indemnisation de 158 jours. Les quatre premiers utilisateurs d’intermittents, précise Nicole Vulser dans Le Monde , sont la Société Nationale France 3, Radio-France, France 2, l’Opéra de Paris… c’est-à-dire l’Etat ! En 2002 avec 100 millions de cotisations les dépenses étaient de 838 millions d’euros (751 en 2001, 217 millions en 1991) par comparaison la branche du travail temporaire avait perdu 727 millions pour 500 000 allocataires en 2002 sans que personne ne s’en émeuve, alors que le régime général du secteur privé de l’assurance-chômage dépensait 3, 7 milliards d’euros pour 16 millions de cotisants et 2,1 millions d’allocataires...(2)
A la faveur de cette mise à plat on apprit que l’audiovisuel public et privé représentait (dans le cadre de l’annexe 8) 29, 7 % des intermittents de l’audiovisuel inscrits dans des conditions qui s’apparentent souvent à une fraude systématique, à un pillage et à un détournement éhontés sans qu'aucune mesure sérieuse n'ait jamais été prise puisque l'Etat (pour sa télévision publique) y trouvait largement son compte et quant aux autres… s’attaquer de front à TF1 faiseur de présidents…
Arguant de tous ces chiffres le MEDEF, l’organisation patronale cogérant l’Unedic et dirigé par le fameux M. Seillière, a en 2002 imposé le doublement, avalisé par le ministère, des cotisations employeurs-employés pour diminuer le déficit de 200 millions.
Insuffisant pour le MEDEF dont l’hostilité est depuis longtemps proclamée et qui a provoqué les réunions du 3, 6, et 11 Juin 2003 avec pour objectif de ramener les 507 heures à faire en 9 mois ouvrant une indemnisation de 6 mois au lieu des 12 actuels ! Le 27 juin ces points étaient examinés par le MEDEF, la CFDT, CFTC, CGC, qui signaient un accord prévoyant que les heures se feraient sur dix mois et que les allocations-chômage courraient sur 8 mois. La CGT refusa l’accord qui allait faire sortir 35% des intermittents du système (un licenciement collectif sans plan social) tandis que les coordinations le dénonçaient véhémentement et agissaient avec toute l’énergie du désespoir.
Mais plus on se penchait sur la question, plus on restait abasourdi de découvrir que l’allocation-chômage remplaçait les subventions du ministère de la Culture (les plasticiens, les sculpteurs, les photographes, les auteurs…sont eux laissés pour compte, 40.000 RMIstes selon Les intermittents et précaires de l’Ile-de-France) sans que jamais cela n’ait été débattu véritablement et mis sur la place publique. Encore une exception culturelle ! Vraiment pas de quoi se vanter et de se gargariser avec le système français. L’allocation-chômage est devenue absolument vitale pour le fonctionnement du spectacle vivant, théâtre… danse…, où les répétitions ne sont pas payées, etc… d’où la radicalité des danseurs emmenés par Régine Chopinot, Mathilde Monnier, Maguy Marin qui doivent, eux, s’entraîner tous les jours de leur vie… « Nous autres, acteurs, précisait Jacques Bonnaffé, nous avons des contrats assez longs par rapport aux danseurs. Donc il est juste que la caisse aide plus les danseurs. J'ai envie de dire à l'ingénieur du son: "Ta précarité ne sera jamais celle d'un danseur." » (3)

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L’annulation des Festivals a en effet exacerbé les contradictions. A Avignon, Patrice Chéreau qui se prononçait contre la grève, "mot d’ordre contre-productif et suicidaire" avait le courage et la maladresse de déclarer sous les huées : “ Je ne suis absolument pas choqué par l’accord ”. Ariane Mnouchkine prenait position contre l’annulation du festival en rappelant que le rapport des forces contre une droite arrogante n'était pas actuellement favorable, toutes choses qui lui valurent d’être traitée de « collabo » (4), alors que la CGT-spectacles se lançait dans une campagne qu’elle aurait autrefois qualifiée de gauchiste…
Comment en est-on arriver à une telle impasse, à un tel gâchis ? Robert Abirached qui fut directeur du théâtre au ministère de la culture de 1982 à 1988, a bien cerné la singularité de la situation actuelle : "Cela fait quinze ans que ça traîne, et déjà, en 1995, l’Etat avait tenté de régler le problème juste avant l’été et cela avait pourri le Festival d’Avignon. 2003, rebelote, dans un contexte encore plus précaire, car s’est ajoutée une inquiétude encore plus forte liée au retour au pouvoir d’une droite plus dure, plus sûre d’elle-même, qui veut vraiment introduire du marché dans la culture ; se greffe aussi la sortie de la crise sociale du printemps qui transforme ce conflit partiel en une revanche quasi insurrectionnelle…" (5) Avec quoi Patrice Chéreau s’accorde : " Le mouvement s’est mis à réclamer une définition beaucoup plus globale du statut de l’intermittent, du statut de l’artiste dans la société, alors qu’il ne s’agissait que d’une discussion entre partenaires sociaux, avec un partenaire, le Medef, qui voulait supprimer le statut des intermittents" (6).

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Et puis sont entrés en scène les édiles des villes de festivals. On a commencé à compter ce qui allait être perdu à cause des annulations . Et on a du convenir que la culture ne faisait pas que coûter, qu’elle rapportait : hôtellerie, restauration… le sacro saint tourisme…
Avec six millions de subvention du ministère de la culture Aix générait
15,2 et 22, 8 millions d’euros de retombées directes et indirectes, Avignon 14, 8 dont 8 de retombées directes. On alla jusqu’à parler pour le Festival d’Avignon de 33, 5 millions d’euros partis en fumée ! (7)
Donc si on comprenait bien : les saltimbanques subventionnés par l’assurance-chômage du régime général des salariés du privé subventionnaient à leur tour les épiciers qui, eux, ne cotisent pas à ce fameux régime. Une exception française!
Comment ne pas donner raison à un certain M. Gomez, porte-parole des commerçants, qui s’apprêtait à porter plainte contre les intermittents-grévistes : “ La perspective d’annulation fait courir un risque majeur inacceptable à l’ensemble de notre ville, son tissu économique". Et quelques jours plus tard, dans la foulée, il dénonçait "les meneurs, les casseurs, comme la bande de José Bové, celle de Besancenot et les ultras d’Attac qui ont entraîné les intermittents à se suicider ”(8). A quoi Catherine Monin, une jeune comédienne courageuse, rétorquait dans une réunion de la Chambre de commerce et d'industrie d'Avignon : "Vous dites que les comédiens coûtent cher, mais, en même temps , vous désirez qu’ils jouent parce qu’ils rapportent. Prenez bien conscience de cette contradiction . ”(9) C'est vrai qu'à l'époque de Vilar les épiciers avignonnais baissaient leur rideau et quittaient la ville en attendant que ça se passe.

© Actes Sud



Pour calmer le jeu, le ministre de la Culture, après avoir imposé une nouvelle réunion des partenaires sociaux et des amendements à l'accord du 27 juin dont un moratoire jusqu'à la fin de l'année, promit une enveloppe de 20 millions d'euros pour les jeunes compagnies avant de mettre en branle le processus d'agrément par les services de M. Fillion, agrément qui sera effectif en août alors que les grévistes demandent toujours son retrait et sa renégociation avec les professionnels concernés.
Le MEDEF aura ainsi réussi à mettre en œuvre à marche forcée sa politique ultralibérale devenue la doxa d'un pouvoir de droite qui n'a bénéficié des suffrages de la gauche que pour faire barrage à l'extrême-droite (d’où le malaise). Mais M. Seillière aurait tort de se gêner : " l’accord modifiant le régime des intermittents du spectacle, signé par la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC, montre qu’un vent de réforme souffle, même s’il n’est pas encore assez fort ” (10).
C’était déjà au nom de la réforme, de l’exception française et bien sûr de la rationalité économique que les pouvoirs publics avaient préconisé et encouragé le projet de la monstrueuse fusion (VUP)Vivendi-Hachette au grand dam des libraires et des éditeurs jamais sérieusement consultés et dont le dernier recours reste Bruxelles !
Le bel optimisme du chef des épiciers en guerre ouverte contre les saltimbanques doit être battu en brèche par une action d’envergure qui refonderait une politique culturelle ici et maintenant dans la France « globalisée » et bientôt « décentralisée ».
Les seuls intermittents n’y suffiront pas ! (11) Il en va de la responsabilité de tous les hommes de culture (pour ne pas parler des intellectuels…) qu’on a si peu entendu ces derniers temps… Pour sauver l’honneur, n’y aura-t-il eu que le cri d’Olivier Py et Christian Salmon — Un jour, les poètes reviendront…




Michel PARFENOV
22 /07/03


1. France-Culture, dans l¹émission de Nicolas Demorand qui a rendu compte de
façon exemplaire du conflit des intermittents, idem pour Liberation (voir entretien de Jean-Pierre Vincent).
2. Nicole Vulser dans Le Monde du 26/6/03 et du 23/07/03)

3. Libération, propos recueillis par René Solis 17/07/03
4. Comme me le rappelait Patrick Sommier, Jean Vilar en mai 68 avait
apostrophé les opposants du Festival en ces termes : " Vous n¹avez oublié
qu¹un slogan :Vilar fasciste. " Emmanuel Ethis, sociologue qui coordonne une
enquête sur les publics du Festival d¹Avignon : " ... vendredi dernier,
quatre-vingt d¹entre eux (des intermittents) avaient décidé d¹occuper
l¹université. Nous leur avons expliqué que ce n¹était pas un lieu très
symbolique, que la maison Jean- Vilar serait peut-être plus appropriée. Leur
réponse nous a surpris : " C¹est quoi la maison Jean -Vilar ? C¹est qui Jean
Vilar ? ", propos recueillis par René Solis dans Libération du 17/07/03.

5. Libération du 9/7/03.
6. Le Monde du 3/7/07, sous le titre « Faire grève , c’est se tirer une balle dans le pied » qui a fait florès. Baudrillard l’a repris au bond dans son article Les suicidés du spectacle : « Or, ce sont les intermittents eux-mêmes qu’on a accusés d’être suicidaires. Et d’une certaine façon, ils le sont, mais délibérément, et il s’agit là de bien autre chose que de se tirer une balle dans le pied. » A quoi Jean-Marc Adolphe, Jacques Rebotier et Bruno Tackels répondaient par «Le suicide n’aura pas lieu » (Libération du 18/07/03).
7. Nicole Vulser dans Le Monde du 13-14/07/03
8. Le Monde du 13-14/07/03
9. Le Monde du 13-14/07/03
10. Le Monde du 2/07/03
11. C’est tout le sens du combat des Intermittents et Précaires de l’Ile de France, cf. PAP, [email protected]