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Michel Parfenov est
éditeur aux Editions Actes Sud et a participé
à la fondation des Editions Solin.
Il a entre autres publié Mephisto, adaptation
du roman de Klaus Mann pour le Théâtre du Soleil
; Richard III, traduction de Jean-Michel Deprats
pour la m.e.s de Georges Lavaudant ; Le Saperleau
de Gildas Bourdet ; Hedda Gabler de Henrik Ibsen
pour la m.e.s de Luc Bondy ; Pina Bausch... Il a
traduit Morphine de Boulgakov pour la m.e.s de Patrick
Sommier (MC 93 Bobigny). |
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Les
saltimbanques et les épiciers,
une exception française |
notes
d’été sur le conflit des intermittents
qui va se prolonger jusqu’à l’hiver |
“
… C'est catastrophique pour l'image de la France, il
ne faut pas se faire d'illusions. Quand les touristes annulent
leurs voyages, les effets sont profonds et ne s'oublient pas.
La crise du spectacle nous scandalise. Au moins quand des
fonctionnaires ou des salariés du privé font
grève, ils ne sont pas payés. Ceux qui se couchent
dans la rue, eux sont payés par le privé. C’est
le fric des travailleurs qui finance le système des
intermittents… 800 millions de déficit cela représente
80 euros par salarié français ”
M. SEILLIERE, point
de presse du MEDEF du 8 juillet
“ Le rituel de l'année sociale
voulait qu'on passe des grèves de printemps aux festivals
d'été. C'est cette politique d'effacement
du social par le culturel, le festif et le spectaculaire,
qui a été brisée cette année
par le mouvement des intermittents, et avec elle la stratégie
de démobilisation qui avait encore si bien fonctionné
le printemps dernier. La grève a crevé le
mur des vacances et, quels que soient ses contenus et son
mode d'action, ceci est un événement.”
JEAN BAUDRILLARD, Les
suicidés du spectacle, Libération
du 16/7/03
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1
Effet de la canicule ou de la gueule de bois
après que les syndicats (responsables !) aient en juin
fait rentrer dans le rang tous les grévistes et manifestants
mobilisés contre la réforme des retraites (bac
oblige !), on n'y croyait pas à ce nouveau psychodrame,
pas qu’on irait jusqu’à là, pas
qu’on s’en prendrait aux Festivals dans ce bel
été… jusqu’au plus prestigieux,
le plus connu, le plus populaire, Avignon, pas que la ligne
rouge serait franchie comme à Montpellier, Aix, La
Rochelle. Un château de cartes qui s’écroulait…
Ça avait commencé comme d’habitude, un
petit tour de piste, genre happening, revival de mai 68, à
quoi on prête une oreille plus ou moins bienveillante
mais cette fois les intermittents (un drôle de mot)
ont pris les devants et sont venus camper sur la scène
symbolique de ce beau pays si fier de son “ exception
culturelle ” jusqu’à obliger le président
de la République a parlé d’eux après
son défilé du 14 juillet. Ce même jour
où était rendue publique une lettre à
lui adressée et signée par 650 artistes et créateurs
(et pas des moindres!) …
On pourra s’interroger sur les objectifs visés
par les grévistes qui n’ont touché que
les spectacles estampillés culturels (les Festivals
de Montpellier, d’Avignon ou d’Aix, Les Francofolies,
Chalon…) mais pas les Rolling Stones, ni les Vieilles
Charrues et encore moins Johnny Hallyday et la sacro-sainte
télé… Cette injustice est devenue rapidement
insupportable et les formes des actions ont fini par bouger,
les spectacles ayant lieu malgré tout avec prises de
paroles avant, pendant, après… ou de façon
plus originale, comme à Chalon...
La grève était-elle le meilleur moyen pour les
intermittents de se faire entendre ? Sa seule vertu aura-t-elle
été d’obliger chacun à essayer
de comprendre le fond du problème ?
2
Un problème sans fond! Abyssal ! Genre
problème de robinet ou usine à gaz. Comédiens,
professionnels de la mise en scène, de la réalisation,
de la production de spectacles, professionnels de l’image,
du montage, décorateurs, accessoiristes, professionnels
du son, de l’éclairage, de la coiffure, du costume,
danseurs, chorégraphes, artistes de la musique et du
chant, artistes de cirque et du music-hall… bref, les
intermittents, en 2002, comptaient 135 000 cotisants dont
102 600 allocataires. 3 mois de travail (507 heures) ouvraient
des droits à un chômage de 12 mois via l’Unedic
gestionnaire du régime général de l’allocation-chômage.
Des conditions favorables prévues pour des activités
incertaines à employeurs multiples avec des rythmes
de travail particuliers dont l’aspect pervers est aussi
de générer un sorte de prolétariat de
notre société postindustrielle comme le notait
Jean-Pierre Vincent (1).
Pour la branche des intermittents, les dépenses prévisionnelles
de 2003 sont, selon les chiffres de l'UNEDIC, de 1 milliard
d’euros, avec un taux journalier moyen des Assedic de
45,31 euros et une durée moyenne d’indemnisation
de 205 jours. Pour le régime général,
le déficit prévisionnel de 2003 est de 3 milliards
d’euros (incluant le déficit des intermittents),
avec un taux journalier de 28, 66 et une durée d’indemnisation
de 158 jours. Les quatre premiers utilisateurs d’intermittents,
précise Nicole Vulser dans Le Monde , sont
la Société Nationale France 3, Radio-France,
France 2, l’Opéra de Paris… c’est-à-dire
l’Etat ! En 2002 avec 100 millions de cotisations les
dépenses étaient de 838 millions d’euros
(751 en 2001, 217 millions en 1991) par comparaison la branche
du travail temporaire avait perdu 727 millions pour 500 000
allocataires en 2002 sans que personne ne s’en émeuve,
alors que le régime général du secteur
privé de l’assurance-chômage dépensait
3, 7 milliards d’euros pour 16 millions de cotisants
et 2,1 millions d’allocataires...(2)
A la faveur de cette mise à plat on apprit que l’audiovisuel
public et privé représentait (dans le cadre
de l’annexe 8) 29, 7 % des intermittents de l’audiovisuel
inscrits dans des conditions qui s’apparentent souvent
à une fraude systématique, à un pillage
et à un détournement éhontés sans
qu'aucune mesure sérieuse n'ait jamais été
prise puisque l'Etat (pour sa télévision publique)
y trouvait largement son compte et quant aux autres…
s’attaquer de front à TF1 faiseur de présidents…
Arguant de tous ces chiffres le MEDEF,
l’organisation patronale cogérant l’Unedic
et dirigé par le fameux M. Seillière, a en 2002
imposé le doublement, avalisé par le ministère,
des cotisations employeurs-employés pour diminuer le
déficit de 200 millions.
Insuffisant pour le MEDEF dont l’hostilité
est depuis longtemps proclamée et qui a provoqué
les réunions du 3, 6, et 11 Juin 2003 avec pour objectif
de ramener les 507 heures à faire en 9 mois ouvrant
une indemnisation de 6 mois au lieu des 12 actuels ! Le 27
juin ces points étaient examinés par le MEDEF,
la CFDT, CFTC,
CGC, qui signaient un accord prévoyant
que les heures se feraient sur dix mois et que les allocations-chômage
courraient sur 8 mois. La CGT refusa
l’accord qui allait faire sortir 35% des intermittents
du système (un licenciement collectif sans plan social)
tandis que les coordinations le dénonçaient
véhémentement et agissaient avec toute l’énergie
du désespoir.
Mais plus on se penchait sur la question, plus on restait
abasourdi de découvrir que l’allocation-chômage
remplaçait les subventions du ministère de la
Culture (les plasticiens, les sculpteurs, les photographes,
les auteurs…sont eux laissés pour compte, 40.000
RMIstes selon Les intermittents et précaires de
l’Ile-de-France) sans que jamais cela n’ait
été débattu véritablement et mis
sur la place publique. Encore une exception culturelle ! Vraiment
pas de quoi se vanter et de se gargariser avec le système
français. L’allocation-chômage est devenue
absolument vitale pour le fonctionnement du spectacle vivant,
théâtre… danse…, où les répétitions
ne sont pas payées, etc… d’où la
radicalité des danseurs emmenés par Régine
Chopinot, Mathilde Monnier, Maguy Marin qui doivent, eux,
s’entraîner tous les jours de leur vie…
« Nous autres, acteurs, précisait Jacques Bonnaffé,
nous avons des contrats assez longs par rapport aux danseurs.
Donc il est juste que la caisse aide plus les danseurs. J'ai
envie de dire à l'ingénieur du son: "Ta
précarité ne sera jamais celle d'un danseur."
» (3)
3
L’annulation des Festivals a en effet
exacerbé les contradictions. A Avignon, Patrice Chéreau
qui se prononçait contre la grève, "mot
d’ordre contre-productif et suicidaire" avait le
courage et la maladresse de déclarer sous les huées
: “ Je ne suis absolument pas choqué par l’accord
”. Ariane Mnouchkine prenait position contre l’annulation
du festival en rappelant que le rapport des forces contre
une droite arrogante n'était pas actuellement favorable,
toutes choses qui lui valurent d’être traitée
de « collabo » (4), alors que la CGT-spectacles
se lançait dans une campagne qu’elle aurait autrefois
qualifiée de gauchiste…
Comment en est-on arriver à une telle impasse, à
un tel gâchis ? Robert Abirached qui fut directeur du
théâtre au ministère de la culture de
1982 à 1988, a bien cerné la singularité
de la situation actuelle : "Cela fait quinze ans que
ça traîne, et déjà, en 1995, l’Etat
avait tenté de régler le problème juste
avant l’été et cela avait pourri le Festival
d’Avignon. 2003, rebelote, dans un contexte encore plus
précaire, car s’est ajoutée une inquiétude
encore plus forte liée au retour au pouvoir d’une
droite plus dure, plus sûre d’elle-même,
qui veut vraiment introduire du marché dans la culture
; se greffe aussi la sortie de la crise sociale du printemps
qui transforme ce conflit partiel en une revanche quasi insurrectionnelle…"
(5) Avec quoi Patrice Chéreau s’accorde : "
Le mouvement s’est mis à réclamer une
définition beaucoup plus globale du statut de l’intermittent,
du statut de l’artiste dans la société,
alors qu’il ne s’agissait que d’une discussion
entre partenaires sociaux, avec un partenaire, le Medef, qui
voulait supprimer le statut des intermittents" (6).
4
Et puis sont entrés en scène
les édiles des villes de festivals. On a commencé
à compter ce qui allait être perdu à cause
des annulations . Et on a du convenir que la culture ne faisait
pas que coûter, qu’elle rapportait : hôtellerie,
restauration… le sacro saint tourisme…
Avec six millions de subvention du ministère de la
culture Aix générait
15,2 et 22, 8 millions d’euros de retombées directes
et indirectes, Avignon 14, 8 dont 8 de retombées directes.
On alla jusqu’à parler pour le Festival d’Avignon
de 33, 5 millions d’euros partis en fumée ! (7)
Donc si on comprenait bien : les saltimbanques subventionnés
par l’assurance-chômage du régime général
des salariés du privé subventionnaient à
leur tour les épiciers qui, eux, ne cotisent pas à
ce fameux régime. Une exception française!
Comment ne pas donner raison à un certain M. Gomez,
porte-parole des commerçants, qui s’apprêtait
à porter plainte contre les intermittents-grévistes
: “ La perspective d’annulation fait courir un
risque majeur inacceptable à l’ensemble de notre
ville, son tissu économique". Et quelques jours
plus tard, dans la foulée, il dénonçait
"les meneurs, les casseurs, comme la bande de José
Bové, celle de Besancenot et les ultras d’Attac
qui ont entraîné les intermittents à se
suicider ”(8). A quoi Catherine Monin, une jeune comédienne
courageuse, rétorquait dans une réunion de la
Chambre de commerce et d'industrie d'Avignon : "Vous
dites que les comédiens coûtent cher, mais, en
même temps , vous désirez qu’ils jouent
parce qu’ils rapportent. Prenez bien conscience de cette
contradiction . ”(9) C'est vrai qu'à l'époque
de Vilar les épiciers avignonnais baissaient leur rideau
et quittaient la ville en attendant que ça se passe.
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Pour calmer le jeu, le ministre de la Culture, après
avoir imposé une nouvelle réunion des partenaires
sociaux et des amendements à l'accord du 27 juin dont
un moratoire jusqu'à la fin de l'année, promit
une enveloppe de 20 millions d'euros pour les jeunes compagnies
avant de mettre en branle le processus d'agrément par
les services de M. Fillion, agrément qui sera effectif
en août alors que les grévistes demandent toujours
son retrait et sa renégociation avec les professionnels
concernés.
Le MEDEF aura ainsi réussi à
mettre en œuvre à marche forcée sa politique
ultralibérale devenue la doxa d'un pouvoir de droite
qui n'a bénéficié des suffrages de la
gauche que pour faire barrage à l'extrême-droite
(d’où le malaise). Mais M. Seillière aurait
tort de se gêner : " l’accord modifiant
le régime des intermittents du spectacle, signé
par la CFDT, la CFTC,
la CFE-CGC, montre qu’un vent
de réforme souffle, même s’il n’est
pas encore assez fort ” (10).
C’était déjà au nom de la réforme,
de l’exception française et bien sûr de
la rationalité économique que les pouvoirs publics
avaient préconisé et encouragé le projet
de la monstrueuse fusion (VUP)Vivendi-Hachette
au grand dam des libraires et des éditeurs jamais sérieusement
consultés et dont le dernier recours reste Bruxelles
!
Le bel optimisme du chef des épiciers en guerre ouverte
contre les saltimbanques doit être battu en brèche
par une action d’envergure qui refonderait une politique
culturelle ici et maintenant dans la France « globalisée
» et bientôt « décentralisée
».
Les seuls intermittents n’y suffiront pas ! (11) Il
en va de la responsabilité de tous les hommes de culture
(pour ne pas parler des intellectuels…) qu’on
a si peu entendu ces derniers temps… Pour sauver l’honneur,
n’y aura-t-il eu que le cri d’Olivier Py et Christian
Salmon — Un jour, les poètes reviendront…
Michel PARFENOV
22 /07/03
1. France-Culture,
dans l¹émission de Nicolas Demorand qui a rendu
compte de
façon exemplaire du conflit des intermittents, idem
pour Liberation (voir entretien de Jean-Pierre Vincent).
2. Nicole Vulser dans Le Monde du 26/6/03 et du 23/07/03)
3. Libération, propos recueillis
par René Solis 17/07/03
4. Comme me le rappelait Patrick Sommier, Jean Vilar en mai
68 avait
apostrophé les opposants du Festival en ces termes
: " Vous n¹avez oublié
qu¹un slogan :Vilar fasciste. " Emmanuel
Ethis, sociologue qui coordonne une
enquête sur les publics du Festival d¹Avignon :
" ... vendredi dernier,
quatre-vingt d¹entre eux (des intermittents) avaient
décidé d¹occuper
l¹université. Nous leur avons expliqué
que ce n¹était pas un lieu très
symbolique, que la maison Jean- Vilar serait peut-être
plus appropriée. Leur
réponse nous a surpris : " C¹est quoi la
maison Jean -Vilar ? C¹est qui Jean
Vilar ? ", propos recueillis par René Solis dans
Libération du 17/07/03.
5. Libération du 9/7/03.
6. Le Monde du 3/7/07, sous le titre « Faire
grève , c’est se tirer une balle dans le pied
» qui a fait florès. Baudrillard l’a repris
au bond dans son article Les suicidés du spectacle
: « Or, ce sont les intermittents eux-mêmes qu’on
a accusés d’être suicidaires. Et d’une
certaine façon, ils le sont, mais délibérément,
et il s’agit là de bien autre chose que de se
tirer une balle dans le pied. » A quoi Jean-Marc Adolphe,
Jacques Rebotier et Bruno Tackels répondaient par «Le
suicide n’aura pas lieu » (Libération
du 18/07/03).
7. Nicole Vulser dans Le Monde du 13-14/07/03
8. Le Monde du 13-14/07/03
9. Le Monde du 13-14/07/03
10. Le Monde du 2/07/03
11. C’est tout le sens du combat des Intermittents
et Précaires de l’Ile de France, cf. PAP,
[email protected]
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