Cher Michel Parfenov
En lisant la transcription de notre entretien sur la situation
du théâtre français, l’annulation
du festival d’Avignon et la grève des intermittents,
je me suis rendu compte qu’il ne pouvait pas être
publié tel quel parce que, en ce qui me concerne, je
ne m’y retrouvais pas. Mes réponses et mes accès
de colère y étaient imprécis et confus.
Cela tient sans doute au fait que j’ai de moins en moins
envie de m’exprimer, comme je l’ai fait trop souvent,
ayant entretemps cessé de croire qu’il existât
autre chose que la curiosité pour les humiliations
d’autrui. Certes qu’on ait traité Ariane
Mnouchkine de « collabo » simplement parce qu'elle
défendait une position singulière et qu’on
l’ait comparée ainsi aux profiteurs d’une
des époques les plus sinistres de l’histoire
française, me remplit d’horreur. Ce mot n’est
pas neutre, et je suis certain que ceux qui l’ont employé
ne voulaient pas l’utiliser dans son sens propre, car
sinon, c'est eux-mêmes qu'ils auraient visés
: avoir des exigences envers un système ne signifie
rien d’autre que collaborer avec lui.
De la même manière, la prise de position de Bartabas
a été accueillie avec indignation et moquerie.
Je sais que ces invectives étaient le fait d’une
minorité, et qu’elles ne sont pas représentatives
des grévistes, mais je n’ai aucune envie de parler
avec ces gens ou de boire une bière en leur compagnie.
Je suis également effrayé par ce révolutionnisme
aigu qu’on rencontre fréquemment chez les gens
de théâtre, qui ne fait que simuler l’action
et embrumer les pensées. J’ai suivi de loin les
événements d’Avignon, avec un intérêt
modéré, car je m’attendais depuis longtemps
à ce genre de dérapages ou d’égarements
ou – comme certains le pensent – de catastrophes.
Cette politique de l’autruche m’étonnera
toujours, qui consiste à ne rien proposer pour que
les choses changent et à préférer plonger
la tête dans le sable en espérant que les désastres
qu’on a soi-même fabriqués nous épargnent.
On ne devrait pas prendre trop au tragique le fait qu’Avignon
ait été annulé, on pourrait même
y voir un bienfait. Le Festival est effectivement depuis longtemps
l’expression et le reflet d’une situation où
on s‘est fourvoyé : une foire chaotique et un
marché aux médiocrités artistiques sans
la moindre idée, le plus vaste lieu pour le travail
temporaire, un défilé pour la survie où
il faut se hisser dans un ordre hiérarchique en utilisant
des méthodes de marketing. L’expression la plus
claire de la déchéance du festival ont été
les réactions à l'annonce de son annulation
: elles ne concernaient pas la perte de représentations
théâtrales, mais les pertes financières
enregistrées par les hôtels et les restaurants
locaux.
La vraie catastrophe, c'est la façon dont le festival
a été mené à sa perte. Et j'ai
bien peur que cela ait été suicidaire. Exiger
l’intangibilité d’un statut co-responsable
d’une situation intenable, n’est pas une solution
et ne peut mener à rien, sinon à détériorer
encore plus sa propre position. La démarche de l’Etat,
qui veut aboutir par la force à changer les mentalités,
est irréfléchie, unilatéralement commerciale
et en fin de compte volontairement (ou involontairement) cynique
mais cela ne change rien au fait que les gens concernés
ont eux-mêmes baissé les bras, et c'est bien
cela qui est le plus grave. Je sais bien sûr, depuis
que la tête de Louis a roulé au bas de la guillotine,
que la vénération des rois est devenue l’occupation
nationale préférée des Français.
Vraisemblablement parce qu'il est si commode de protester
contre les rois. Je viens d’une autre culture : je n’attends
rien de bon d’un gouvernement, ni cadeaux, ni bonnes
actions. Je pense sérieusement qu’il n’est
pas là pour ça, à moins qu’on ne
prône le despotisme. Un gouvernement est là pour
écouter des propositions, pour en discerner la justesse
et organiser leur réalisation pratique. Il ne faut
pas qu'on puisse se fier à un gouvernement, il faut
qu'on puisse le juger
 |
Avignon est devenu le symbole d'un malheur depuis longtemps
annoncé et survenu logiquement. Il est certainement vrai,
comme le dit notre Président, qu'il n’existe aucun
autre pays européen qui mette autant de moyens à
la disposition de la créativité. Pourtant il faut
dire également que la France occupe une des dernières
places en Europe, — et ceci concerne particulièrement
le théâtre, — quant à la qualité,
la force, la beauté, la puissance des idées (ou
comme on voudra l’appeler). Je sais qu'on classe tout
de suite à droite celui qui dit une telle chose, qu'on
le diabolise comme partisan d’un système élitaire.
Ma constatation n’a pourtant rien à voir avec cela,
mais seulement avec l’organisation et la répartition
du travail. La généralisation inconsidérée
du droit de chacun à la créativité et aux
subventions de l'Etat, a conduit à une situation catastrophique,
aussi bien sur le plan social qu'artistique. En outre, on a
amalgamé les concepts de création et de créativité
et c'est devenu une valeur où la culture est conçu
comme un bien bourgeois. Il n’existe aucun droit à
la créativité — les gens sont créatifs.
Le problème d’une civilisation, c’est l'utilisation
qu'elle fait de cette créativité. On peut aussi
bien l'utiliser de façon destructrice, vide ou paralysante.
Et l’on peut aussi manipuler la volonté de créativité.
La discussion actuelle montre bien qu'il ne s'agit que de programmes
sociaux ratés, dont les plus socialement démunis
profitent le moins. Nous ne devrions pas parler de créativité
et de droit à la créativité, mais d'espace
professionnel et de droit au travail. A mon avis, la question
n'est pas de savoir comment accéder à une aide
sociale, mais uniquement de savoir comment obtenir suffisamment
de travail. C'est par là qu'il faut commencer si on veut
arriver à une solution qui laisse sa place à l'art.
On nie que le théâtre soit un espace professionnel
réduit : c'est pourtant la vérité. Et ce
mensonge pousse aujourd'hui à croire que le monde du
théâtre n’est fait que d'une poignée
de petits criminels qui spéculent avec une masse de salariés
déstabilisés, indéfinis et sans droit à
la parole. Que le nombre des intermittents ait, dans les dix
dernières années, à peu près triplé,
comme je l'ai entendu dire, alors que l'activité dans
les théâtres s'est réduite, montre clairement
qu'une nouvelle situation est apparue, et qu’elle oblige
à réagir. Le grand silence des principaux responsables
est cependant lié au fait que la majeure partie des financements
attribués est engloutie dans l'infrastructure administrative
qui doit gérer et redistribuer ces moyens. Il arrive
ainsi souvent que, de la récolte ne subsiste que la chenille
qui a mangé le grain destiné aux semis.
Je vois en écrivant,
qu'une fois de plus, la colère s'est emparée
de moi. Je vais me retenir et ne parler que de ce que je connais.
Je sais que j’ai peu de choses à dire concernant
les programmes sociaux, puisque je m'en suis peu préoccupé.
Mon engagement social s'arrête à ma responsabilité
au sujet de l'avenir de mes élèves, et pour
qu’ils trouvent du travail. Je suis metteur en scène
et scénographe de métier, pas intermittent du
spectacle. On pourrait croire que c'est de l'ironie, mais
ce n'en est pas. Je ne peux, et ne veux me définir
que par mon travail, et non par le chômage. Je suis
plus préoccupé par le fait que, comme tant d'autres,
on ne veut plus de mon travail en France, c'est-à-dire
que je n'y travaille plus, que par l’idée que,
sans mon travail à l'étranger, je ne connaîtrais
vraisemblablement ce pays que couché sur ses trottoirs.
Je ne comprend que trop bien la peur des gens devant des changements
nécessaires, car ces changements feront disparaître
beaucoup des gens dans le monde du théâtre. Et
à qui peut-on dire aujourd'hui de recommencer une formation
ou de chercher un autre travail, alors qu'il y a des bac+4
assis aux caisses d'Auchan et de Casino. Et pourtant je pense
que cette peur ne sert à rien. Les changements qui
doivent être faits le seront . Il faut seulement qu'ils
soient faits au mieux. Ne parlons pas des injustices à
venir, mais faisons en sorte qu'il y en ait le moins possible.
Bien sûr, nous voulons défendre nos conditions
de vie dans ce monde sont « idylliques », mais
aurait-on dû empêcher l'effondrement de l'empire
soviétique parce que ce bouleversement a placé
tant d'innocents désespérément face au
vide ? Ceux qui le pensent se rendent au moins aussi coupables
que ceux qui, sous le prétexte de la nécessité
du changement, excusent tout et qui en fin de compte ne disent
qu'une chose: « à notre tour maintenant ».
Je ne veux pas me laisser entraîner dans un débat
droite-gauche. Cela ne mène plus à rien. Je
ne veux pas non plus, en raison de l'état général
d'une société, me résigner à ne
pas trouver d'issue. Je ne crois pas à des solutions
globales. Seule la somme des solutions particulières
peut amener une amélioration.
Comme j'ai le sentiment de ne plus pouvoir parler de travail
avec les premiers responsables du théâtre, je
réfléchis à quelques règles que
l'Etat pourrait imposer à ses intermédiaires
pour améliorer les conditions de travail. Naturellement,
je ne parle que pour le théâtre ou pour ce qu'on
entend par "spectacle vivant", cela n'a rien à
voir avec l'audiovisuel et je considère nécessaire
de faire cette distinction. Même si une majorité
de gens de théâtre travaillent dans ces deux
domaines, volontairement ou parce qu'ils y sont obligés,
le statut social ne devrait pourtant pas être le même;
leurs fonctions et leurs caractéristiques et avant
tout le cadre et l'exploitation économique sont par
trop différents. Aussi je ne parlerai que de l’activité
théâtrale subventionnée, puisque c'est
là que la réglementation peut réellement
agir. Et puis, je suis d'avis que si on entreprend des changements
et qu'on ne craint pas les difficultés, il faut commencer
par balayer sa propre cour. Le dysfonctionnement durable,
la zone d’ombre qui abrite les intermédiaires
de l'art, laissent bien trop de place au népotisme
et à l'abus de pouvoir. C'est l'expression d'un renoncement
politique déprimant, dans un monde où les compétences
et les performances n'ont plus rien à voir avec le
pouvoir. L'incompétence, la bêtise et l'arrogance
de la plupart des directeurs de théâtre, ainsi
que celles d'innombrables fonctionnaires dans les bureaux
et les commissions – comme ceux de la Direction de la
Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles
(et pourquoi pas tant qu'on y est du Vélocipéde)
– sont déprimantes.
Il ne semble pas qu’il y ait
de définition de la profession de directeur de théâtre
et de ses tâches. Le débat pour savoir s'il vaut
mieux nommer un artiste, (ce qui veut dire, pour parler vite,
un metteur en scène) ou un manager, passe à
côté du vrai problème. Le manager, avec
sa pensée financière non économique,
qui marchande au lieu de faire marcher, tout comme l'artiste,
qui défend ses propres intérêts et qui
est incapable de rassembler une équipe autour d'une
idée, sont plutôt une gêne dans le quotidien
d’un théâtre.
Aucun syndicat n'exige des institutions qu'elles concluent
uniquement des contrats assurant un revenu correct et une
durée d'emploi suffisante, et je ne connais aucun théâtre
qui n'a pas intégré l'argent du chômage
dans sa comptabilité : c'est bien la preuve d'une complicité
extrêmement douteuse pour utiliser – voire exploiter
– les véritables producteurs de spectacles. Si
Ariane Mnouchkine est obligée de compter sur les indemnités
de chômage pour faire son théâtre, ce n'est
pas une raison pour défendre cet état de fait.
Il serait plus juste d'exiger que ses subventions soient augmentées
de telle sorte qu'elle puisse faire son travail sans ces subventions
déguisées. Son théâtre crée
des emplois, les garantit, les longues périodes que
couvrent ses représentations et ses répétitions
sont formatrices, et on ne peut absolument pas les prendre
pour de l'activisme spéculatif. La question décisive
est de savoir comment, et non pas qui, travaille avec elle.
Il faut que ce soit clair pour tous ceux qui prétendent
qu'ils pourraient eux aussi faire du théâtre
s'ils avaient suffisamment de subventions. Bien sûr,
ce n'est pas à moi de distribuer des postes, cependant
il ne sert à rien de faire des propositions pour trouver
des solutions, si elles tombent entre les mains ou dans les
têtes de gens qui sont incapables, de par leur personnalité
et leur compétence, de venir à bout d'un domaine
si délicat. Ceux qui vont à la chasse à
la gloire ou ceux qui discourent sur « l’Euro-art
» sont certainement les moins désignés
pour cette tâche. Et qu'il s'agisse le plus souvent
de gens absolument adorables qui n'ont aucune mauvaise intention
ne change rien aux faits, cela gâche juste le plaisir
de se mettre en colère.
La question essentielle à
laquelle il faut répondre, est celle de la profusion
incontrôlée des formations professionnelles et
continues. La masse des écoles privées, des
conservatoires locaux ou des écoles liées à
des théâtres, avec des programmes d'études
plus que douteux, le foisonnement de cours extrêmement
étranges qui sont proposés par les agences (intérimaires)
pour l'emploi (par exemple : apprendre à dire un monologue
et ce genre de bêtises) ou bien aussi le fait que presque
chaque université a aujourd'hui une section théâtre
en pleine expansion (faut-il inonder le marché du livre
de littérature secondaire sur le théâtre,
ou y aura-t-il bientôt un conseiller dramaturgique derrière
chaque spectateur ?), tout cela donne l'impression qu'on cherche
avant tout à garantir l'existence de ceux qui se sont
fait une place dans le système de formation; la plupart
du temps un à-côté lucratif. Qu'on puisse
former des gens, sans se préoccuper de l'avenir de
ceux qu'on forme, demeure pour moi une énigme. Sans
responsabilité morale, les formateurs ne devraient
plus avoir le droit de former. Cela implique également
qu'on parle des difficultés à se faire une place
dans un métier artistique et qu’on enseigne en
même temps les possibilité d’alternatives
et de réorientation. Promettre un plus grand soutien
aux jeunes créateurs et ne pas penser un seul instant,
qu’un jour, ces jeunes créateurs ne seront plus
jeunes, c'est déjà presque faire montre de cynisme
ou alors d'une ignorance formidable. Car les problèmes
commenceront à ce moment-là, quand ils se rendront
compte qu'ils ont bâti leur vie sur de fausses promesses.
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Il me semble très important de fixer certaines règles
pour la gestion des financements publics. Ce n'est qu'ainsi
que les théâtres pourront être amenés
à développer des programmes garantissant plus
de travail et donc plus de contenu. Si un théâtre
aujourd'hui consacre 20% de son budget à la production
de représentations, c'est déjà une part
exceptionnellement élevée. Il n'est pas rare
aujourd'hui que les théâtres manient les subventions
comme s'il s'agissait d'un bien privé, accordé
pour assouvir de dispendieux besoins personnels.
On donne aux théâtres
des financements pour qu'ils les redistribuent intelligemment
à la production et aux producteurs, mais les théâtres
semblent avoir tout à fait occulté cette mission
qui est la leur. Il est comique de voir les théâtres,
quand ils subissent une réduction de leurs subventions,
se mettre à embrayer sur le thème des menaces
pesant sur la liberté artistique; les artistes qui
n'en touchent depuis bien longtemps qu'une part presque nulle.
Et les difficultés économiques ainsi que les
dépenses excédentaires pour les frais de fonctionnement
sont exclusivement supportées par le budget de la production.
Une réglementation qui imposerait aux théâtres
subventionnés d'utiliser 60% des financements pour
la production et 40% pour les frais fixes, ou bien, pour être
plus précis, donnerait un stimulant moral afin que
les frais fixes ne dépassent pas les 40%, me semble
une urgente nécessité. Cela créerait
immédiatement plus d'emplois et, plus important encore,
élèverait la qualité artistique des représentations.
Le théâtre ne serait plus du coup l'expression
de restrictions budgétaires, mais pourrait à
nouveau se présenter comme un art combatif qui ose
dire ce qu'il pense. Ainsi, du public serait également
reconquis, ce qui mènerait de nouveau à plus
de théâtre, donc à plus de travail. Je
sais que tous ceux qui disent que ça ne marchera pas
ont tort: ça marchera. Ça marche bien pour les
théâtres privés. Ils sont plus courageux
et s'engagent plus pour l'existence du théâtre
et de ceux qui le font que la plupart des scènes subventionnées.
Et l'enrichissement personnel y joue paradoxalement un rôle
moins important. Je sais qu'un changement des mentalités
dans ce sens n'est pas facile et soulève d'énormes
problèmes. Cela exige une grande connaissance de la
situation dans laquelle on se trouve et l'acceptation de positions
et de priorités différentes. Nous faisons du
théâtre dans un système capitaliste, nous
pouvons le regretter et nous y attaquer depuis la scène,
mais nous ne pouvons pas nous soustraire à ses règles.
La discussion actuelle le prouve. Ce cri pour plus de justice
sociale confirme bien que l'injustice sociale est un point
de départ accepté, car sinon on ne pourrait
pas obtenir plus de justice. Ce sont des parts de marché
et qu'on le veuille ou non, elles sont acquises de la même
manière, méritées ou pas, uniquement
suivant les trompeuses règles de ce marché.
Ce cruel état de fait ne signifie pas pour autant qu'on
ne puisse pas vivre mieux ou moins bien avec. Les théâtres
ne bénéficient pas tous des mêmes financements,
et pourtant malgré ces différences, leurs budgets
internes et leurs frais sont la plupart du temps identiques.
Cela ne me dérange pas qu'un directeur d'opéra
s'envole pour une première à Tokyo tous frais
payés par sa maison, et descende dans un hôtel
de luxe même si c'est un peu gênant; parce qu'eh
bien oui, on est riche ! Par contre, quand un directeur de
théâtre, qui prétend n'avoir, avec ses
subventions, quasiment pas de budget pour les productions,
se rend à l'autre bout du monde, dans les plus beaux
endroits de la Terre – et malheureusement ils ne se
trouvent pas dans le village voisin – pour étudier
les toutes nouvelles évolutions du théâtre,
alors je ne trouve plus ça ridicule, je trouve ça
désastreux. Que des différences de richesse
puissent produire des différences de qualité
n'est certes pas un secret. Mais on ne devrait pas en faire
une règle. Et la qualité artistique au théâtre
joue un rôle bien moindre que ce qui est généralement
admis. Ce qui est dit, et pourquoi c'est dit, et à
qui c'est dit: voilà ce qui fait que le théâtre
est important.
Et puis, on devrait enfin arrêter
avec cette manie de ne faire que des coproductions. Cela fait
bien longtemps que cette mise en commun n'est plus seulement
un moyen de permettre la réalisation de grosses productions
qui dépassent les possibilités d'un seul théâtre.
On coproduit pour dépenser le moins possible pour une
production, tout en se résignant ainsi à produire
moins qu'il ne serait possible. Actuellement, même des
pièces avec un seul personnage sont coproduites. Et
il n'est pas non plus vrai qu'aujourd'hui les théâtres
soient soumis aux exigences des grands acteurs en matière
de cachet. Du moment que la comptabilité est transparente,
aucun véritable acteur n'a de problème à
accepter des cachets différents, à la seule
condition que le travail soit suffisamment intéressant.
Je tiens cela du temps où j'étais moi-même
directeur d'un théâtre qui ne disposait pas de
beaucoup de moyens.
Par ailleurs, les subventions de l'Etat devraient être
flexibles. Il serait bien d'instaurer un minimum et un maximum
pour chaque subvention. Son montant annuel devrait dépendre
du programme proposé, pour prendre ensuite en compte
ce que ce programme fournirait de travail, et à combien
de personnes. Alors on pourra croire que les théâtres,
quand ils programment Mademoiselle Julie, Dernière
Bande ou bien la correspondance d'un couple d'artistes célèbres
dans une adaptation pour la scène très stylisée,
tout cela bien sûr sans décor, le font uniquement
pour des raisons de contenu et d'esthétique, —
et tout cela dans l'intérêt du public.
La subvention massive et incontrôlable
de projets et de troupes de théâtre ne peut plus
durer. Ces subventions sont la plupart du temps telles, qu'elles
ne permettent ni de vivre, ni de mourir. Elles suscitent des
convoitises et ne sont rien d'autre que de l'aide sociale
déguisée. Et il n’en résulte que
la dilution d'une profession ou d'un art. Là, ce n'est
pas le renouveau qui est subventionné, mais bien une
interchangeabilité générale dans un espace
professionnel complètement saturé ; c'est comme
ça que des métiers sont exterminés :
ils deviennent futiles. Comme je l'ai déjà dit,
être intermittent aujourd'hui est un métier.
Il me semblerait plus judicieux d'utiliser ces moyens pour
stimuler un vrai mouvement amateur. C'est-à-dire subventionner
des institutions comme les écoles, les universités,
les administrations, les usines et autres collectivités
qui montent leurs troupes de théâtre amateur.
Cela aurait l'avantage que des groupes qui veulent créer
quelque chose, ou bien veulent s'essayer au théâtre,
aient non seulement à chercher leurs sponsors, mais
aussi leur public, ce qui serait bénéfique pour
les projets. La question serait « qu'est-ce que je veux
dire » et non plus seulement « de quoi est-ce
que je veux vivre ». On devrait organiser ce mouvement
sur le modèle du sport amateur. Les moyens ne devraient
pas être trop restreints, et il ne devrait pas y avoir
de distinction entre les amateurs et les professionnels. Absolument
toute forme de paiement et de collaboration devrait être
possible. Je ne parle pas de mettre de côté les
talents, mais bien de laisser s'épanouir les différences,
de rendre ces deux formes de théâtre, dans leur
concurrence et leurs points communs, plus riches et plus captivantes.
Ces formes s'inspireraient et se complèteraient dans
leur travail, ne serait-ce que par une curiosité mutuelle.
Et la frontière serait ouverte dans les deux sens.
Si le festival d'Avignon devenait une grande rencontre du
In et du théâtre amateur, il retrouverait à
nouveau un sens, et son annulation serait une catastrophe,
avant tout pour l'art, et non pas uniquement pour le commerce.
(Soit dit en passant, ce serait une idée séduisante,
après la colère des hôteliers avignonnais,
d'imaginer que le Festival soit dorénavant organisé
chaque année, toujours sous cette même appellation
de Festival d'Avignon, dans une ville différente. Ainsi
serait-on assuré qu'il s'agit bien d'un théâtre
d’idées.)
Cher Michel Parfenov, je ne sais
pas si je dois vous remercier, de m’avoir, grâce
à notre entretien, soutiré ce monologue que,
tout compte fait, je ne voulais plus tenir. Ça me sort
par les yeux. Ce n’est pas que je ne sois pas solidaire
et je ne veux pas passer pour tel. Je dis clairement que la
façon réductrice de faire payer la facture aux
plus fragiles est inacceptable. Il demeure qu’on devrait
toujours bien réfléchir pour savoir contre qui
il faut se retourner et qui trompe qui. Il n'est pas difficile
pour l’Etat de se débarrasser du théâtre
subventionné, de fonder quelques rares théâtres
nationaux avec des troupes fixes comme la Comédie Française
et d’abandonner le reste aux bons soins de l'économie
privée. Stigmatiser au nom de catégories politiques
ou esthétiques ceux qui, comme Mnouchkine, Chéreau
ou Savary par exemple, ont depuis bien longtemps cherché
des solutions dans leur travail, est bien la chose la plus
bornée et la plus irréfléchie qui soit.
J'espère, par ce trop long bavardage, avoir clarifié
ma position. Le plus urgent maintenant est d'arriver à
faire changer le milieu théâtral et ses responsables.
Les propositions quant à ce qui doit être changé
et comment ne peuvent venir que du milieu théâtral
lui-même et doivent en être acceptées,
autant que faire se peut, par toutes les parties, compte tenu
des difficultés actuelles. Si rien de tel ne se produit,
j’avance cyniquement une solution idiote: créer
quelques troupes fixes, comme celle de Molière —
mais sans Molière — dont les membres seraient
bien sages. Ainsi le calme reviendrait dans le cimetière.
Et on fêterait ça !
A propos d’Avignon j’ai appris qu’une jeune
femme, une ingénieure du son que je connais bien, débutante
dans le métier et qui se réjouissait de participer
pour la première fois au Festival, a été
insultée et injuriée par ses collègues
parce qu'elle faisait partie des non-grévistes. Elle
m’a dit en pleurant: “Toutes mes études
n'ont servi à rien, et je n’ai plus qu’à
me chercher un nouveau travail. Mais où ?”
Mon souhait est de voir le théâtre changer, devenir
très vivant et très important, et de lui répondre
que j’emploierai tous les moyens à ma disposition
pour qu’alors elle y ait du travail.
Amicalement, M.L.
(Traduction de Laurence Courtois relue
et revue par Laurence Calame, M. L., M.P.)
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