N°3
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MICHEL PARFENOV

DIDIER-GEORGES GABILY

MATTHIAS LANGHOFF

MOHAMED ROUABHI

NICOLAS STRUVE

OLIVIER PY
et CHRISTIAN SALMON

EMMANUEL WALLON

JEAN-PIERRE VINCENT

MICHÈLE DEMOOR

ALAIN JAUBERT

BÉATRICE PICON-VALLIN












Matthias Langhoff, est metteur en scène
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.

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extraits de sa correspondance avec les autorités de tutelle


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Monologue sous forme de lettre
Matthias Langhoff





J’ai rencontré Matthias Langhoff en juillet à Paris à son retour de Barcelone via Moscou où il avait présenté triomphalement L’Inspecteur général (Le Révizor) de Gogol monté en italien et en Italie où il travaille désormais.

Matthias Langhoff qui a dirigé le Berliner Ensemble est le metteur en scène de la mythique La Bataille de Heiner Müller. En France il a monté en français Mademoiselle Julie, Danse de la mort, La Mission, Richard III, Macbeth, Le Désir sous les ormes, les Trois Sœurs et beaucoup d’autres spectacles.

Il se décrit fort bien lui-même dans ce petit texte intitulé « Matthias Langhoff par lui-même ».
« - Né le 9 mai 1941 vers minuit à Zurich où ses parents sont exilés.
- Son père : communiste sorti d’un internement dans les camps de concentration de Börgermoer et de Lichtenburg.
- Sa mère : juive d’origine italienne.
- A l’âge de deux ans et demi, il perd son grand-père adoré, Gustav Langhoff.
- Dès la fin de la guerre, il retourne en Allemagne avec ses parents et la famille s’installe dans la zone d’occupation britannique, puis peu après dans la zone soviétique qui devient par la suite République Démocratique Allemande.
- Il fréquente le système scolaire staliniste et se lie d’amitié avec Winfried Paprzycki.
- A travers cette amitié, et d’autres, il apprend le mépris à l’égard des politiciens, quelqu’en soient les couleurs.
- 1959 : Apprentissage de maçon, seule profession pour laquelle il obtient un diplôme.
- 1965 : sa fille Anna naît de son second mariage.
- 1978 : il quitte la R.D.A. pour des raisons politiques, mais avant tout par amour pour sa future femme.
- Il habite en R.F.A., en Suisse, et s’installe finalement à Paris avec sa femme et ses fils, Caspar et Anton.
- Après de longs et fastidieux efforts, il obtient la nationalité française en 1995.
Il n’a jamais souffert de graves problèmes de santé, à l’exception de deux hépatites virales et d’un foie légèrement endommagé ».

Matthias Langhoff après avoir lu la transcription de notre entretien fait en français a préféré m‘écrire cette lettre en allemand dont vous trouverez ci-après la traduction .

M.P


 

 

Cher Michel Parfenov


En lisant la transcription de notre entretien sur la situation du théâtre français, l’annulation du festival d’Avignon et la grève des intermittents, je me suis rendu compte qu’il ne pouvait pas être publié tel quel parce que, en ce qui me concerne, je ne m’y retrouvais pas. Mes réponses et mes accès de colère y étaient imprécis et confus.

Cela tient sans doute au fait que j’ai de moins en moins envie de m’exprimer, comme je l’ai fait trop souvent, ayant entretemps cessé de croire qu’il existât autre chose que la curiosité pour les humiliations d’autrui. Certes qu’on ait traité Ariane Mnouchkine de « collabo » simplement parce qu'elle défendait une position singulière et qu’on l’ait comparée ainsi aux profiteurs d’une des époques les plus sinistres de l’histoire française, me remplit d’horreur. Ce mot n’est pas neutre, et je suis certain que ceux qui l’ont employé ne voulaient pas l’utiliser dans son sens propre, car sinon, c'est eux-mêmes qu'ils auraient visés : avoir des exigences envers un système ne signifie rien d’autre que collaborer avec lui.

De la même manière, la prise de position de Bartabas a été accueillie avec indignation et moquerie. Je sais que ces invectives étaient le fait d’une minorité, et qu’elles ne sont pas représentatives des grévistes, mais je n’ai aucune envie de parler avec ces gens ou de boire une bière en leur compagnie. Je suis également effrayé par ce révolutionnisme aigu qu’on rencontre fréquemment chez les gens de théâtre, qui ne fait que simuler l’action et embrumer les pensées. J’ai suivi de loin les événements d’Avignon, avec un intérêt modéré, car je m’attendais depuis longtemps à ce genre de dérapages ou d’égarements ou – comme certains le pensent – de catastrophes. Cette politique de l’autruche m’étonnera toujours, qui consiste à ne rien proposer pour que les choses changent et à préférer plonger la tête dans le sable en espérant que les désastres qu’on a soi-même fabriqués nous épargnent.

On ne devrait pas prendre trop au tragique le fait qu’Avignon ait été annulé, on pourrait même y voir un bienfait. Le Festival est effectivement depuis longtemps l’expression et le reflet d’une situation où on s‘est fourvoyé : une foire chaotique et un marché aux médiocrités artistiques sans la moindre idée, le plus vaste lieu pour le travail temporaire, un défilé pour la survie où il faut se hisser dans un ordre hiérarchique en utilisant des méthodes de marketing. L’expression la plus claire de la déchéance du festival ont été les réactions à l'annonce de son annulation : elles ne concernaient pas la perte de représentations théâtrales, mais les pertes financières enregistrées par les hôtels et les restaurants locaux.

La vraie catastrophe, c'est la façon dont le festival a été mené à sa perte. Et j'ai bien peur que cela ait été suicidaire. Exiger l’intangibilité d’un statut co-responsable d’une situation intenable, n’est pas une solution et ne peut mener à rien, sinon à détériorer encore plus sa propre position. La démarche de l’Etat, qui veut aboutir par la force à changer les mentalités, est irréfléchie, unilatéralement commerciale et en fin de compte volontairement (ou involontairement) cynique mais cela ne change rien au fait que les gens concernés ont eux-mêmes baissé les bras, et c'est bien cela qui est le plus grave. Je sais bien sûr, depuis que la tête de Louis a roulé au bas de la guillotine, que la vénération des rois est devenue l’occupation nationale préférée des Français. Vraisemblablement parce qu'il est si commode de protester contre les rois. Je viens d’une autre culture : je n’attends rien de bon d’un gouvernement, ni cadeaux, ni bonnes actions. Je pense sérieusement qu’il n’est pas là pour ça, à moins qu’on ne prône le despotisme. Un gouvernement est là pour écouter des propositions, pour en discerner la justesse et organiser leur réalisation pratique. Il ne faut pas qu'on puisse se fier à un gouvernement, il faut qu'on puisse le juger



Avignon est devenu le symbole d'un malheur depuis longtemps annoncé et survenu logiquement. Il est certainement vrai, comme le dit notre Président, qu'il n’existe aucun autre pays européen qui mette autant de moyens à la disposition de la créativité. Pourtant il faut dire également que la France occupe une des dernières places en Europe, — et ceci concerne particulièrement le théâtre, — quant à la qualité, la force, la beauté, la puissance des idées (ou comme on voudra l’appeler). Je sais qu'on classe tout de suite à droite celui qui dit une telle chose, qu'on le diabolise comme partisan d’un système élitaire. Ma constatation n’a pourtant rien à voir avec cela, mais seulement avec l’organisation et la répartition du travail. La généralisation inconsidérée du droit de chacun à la créativité et aux subventions de l'Etat, a conduit à une situation catastrophique, aussi bien sur le plan social qu'artistique. En outre, on a amalgamé les concepts de création et de créativité et c'est devenu une valeur où la culture est conçu comme un bien bourgeois. Il n’existe aucun droit à la créativité — les gens sont créatifs. Le problème d’une civilisation, c’est l'utilisation qu'elle fait de cette créativité. On peut aussi bien l'utiliser de façon destructrice, vide ou paralysante. Et l’on peut aussi manipuler la volonté de créativité. La discussion actuelle montre bien qu'il ne s'agit que de programmes sociaux ratés, dont les plus socialement démunis profitent le moins. Nous ne devrions pas parler de créativité et de droit à la créativité, mais d'espace professionnel et de droit au travail. A mon avis, la question n'est pas de savoir comment accéder à une aide sociale, mais uniquement de savoir comment obtenir suffisamment de travail. C'est par là qu'il faut commencer si on veut arriver à une solution qui laisse sa place à l'art. On nie que le théâtre soit un espace professionnel réduit : c'est pourtant la vérité. Et ce mensonge pousse aujourd'hui à croire que le monde du théâtre n’est fait que d'une poignée de petits criminels qui spéculent avec une masse de salariés déstabilisés, indéfinis et sans droit à la parole. Que le nombre des intermittents ait, dans les dix dernières années, à peu près triplé, comme je l'ai entendu dire, alors que l'activité dans les théâtres s'est réduite, montre clairement qu'une nouvelle situation est apparue, et qu’elle oblige à réagir. Le grand silence des principaux responsables est cependant lié au fait que la majeure partie des financements attribués est engloutie dans l'infrastructure administrative qui doit gérer et redistribuer ces moyens. Il arrive ainsi souvent que, de la récolte ne subsiste que la chenille qui a mangé le grain destiné aux semis.

Je vois en écrivant, qu'une fois de plus, la colère s'est emparée de moi. Je vais me retenir et ne parler que de ce que je connais. Je sais que j’ai peu de choses à dire concernant les programmes sociaux, puisque je m'en suis peu préoccupé. Mon engagement social s'arrête à ma responsabilité au sujet de l'avenir de mes élèves, et pour qu’ils trouvent du travail. Je suis metteur en scène et scénographe de métier, pas intermittent du spectacle. On pourrait croire que c'est de l'ironie, mais ce n'en est pas. Je ne peux, et ne veux me définir que par mon travail, et non par le chômage. Je suis plus préoccupé par le fait que, comme tant d'autres, on ne veut plus de mon travail en France, c'est-à-dire que je n'y travaille plus, que par l’idée que, sans mon travail à l'étranger, je ne connaîtrais vraisemblablement ce pays que couché sur ses trottoirs. Je ne comprend que trop bien la peur des gens devant des changements nécessaires, car ces changements feront disparaître beaucoup des gens dans le monde du théâtre. Et à qui peut-on dire aujourd'hui de recommencer une formation ou de chercher un autre travail, alors qu'il y a des bac+4 assis aux caisses d'Auchan et de Casino. Et pourtant je pense que cette peur ne sert à rien. Les changements qui doivent être faits le seront . Il faut seulement qu'ils soient faits au mieux. Ne parlons pas des injustices à venir, mais faisons en sorte qu'il y en ait le moins possible. Bien sûr, nous voulons défendre nos conditions de vie dans ce monde sont « idylliques », mais aurait-on dû empêcher l'effondrement de l'empire soviétique parce que ce bouleversement a placé tant d'innocents désespérément face au vide ? Ceux qui le pensent se rendent au moins aussi coupables que ceux qui, sous le prétexte de la nécessité du changement, excusent tout et qui en fin de compte ne disent qu'une chose: « à notre tour maintenant ». Je ne veux pas me laisser entraîner dans un débat droite-gauche. Cela ne mène plus à rien. Je ne veux pas non plus, en raison de l'état général d'une société, me résigner à ne pas trouver d'issue. Je ne crois pas à des solutions globales. Seule la somme des solutions particulières peut amener une amélioration.

Comme j'ai le sentiment de ne plus pouvoir parler de travail avec les premiers responsables du théâtre, je réfléchis à quelques règles que l'Etat pourrait imposer à ses intermédiaires pour améliorer les conditions de travail. Naturellement, je ne parle que pour le théâtre ou pour ce qu'on entend par "spectacle vivant", cela n'a rien à voir avec l'audiovisuel et je considère nécessaire de faire cette distinction. Même si une majorité de gens de théâtre travaillent dans ces deux domaines, volontairement ou parce qu'ils y sont obligés, le statut social ne devrait pourtant pas être le même; leurs fonctions et leurs caractéristiques et avant tout le cadre et l'exploitation économique sont par trop différents. Aussi je ne parlerai que de l’activité théâtrale subventionnée, puisque c'est là que la réglementation peut réellement agir. Et puis, je suis d'avis que si on entreprend des changements et qu'on ne craint pas les difficultés, il faut commencer par balayer sa propre cour. Le dysfonctionnement durable, la zone d’ombre qui abrite les intermédiaires de l'art, laissent bien trop de place au népotisme et à l'abus de pouvoir. C'est l'expression d'un renoncement politique déprimant, dans un monde où les compétences et les performances n'ont plus rien à voir avec le pouvoir. L'incompétence, la bêtise et l'arrogance de la plupart des directeurs de théâtre, ainsi que celles d'innombrables fonctionnaires dans les bureaux et les commissions – comme ceux de la Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (et pourquoi pas tant qu'on y est du Vélocipéde) – sont déprimantes.


Il ne semble pas qu’il y ait de définition de la profession de directeur de théâtre et de ses tâches. Le débat pour savoir s'il vaut mieux nommer un artiste, (ce qui veut dire, pour parler vite, un metteur en scène) ou un manager, passe à côté du vrai problème. Le manager, avec sa pensée financière non économique, qui marchande au lieu de faire marcher, tout comme l'artiste, qui défend ses propres intérêts et qui est incapable de rassembler une équipe autour d'une idée, sont plutôt une gêne dans le quotidien d’un théâtre.

Aucun syndicat n'exige des institutions qu'elles concluent uniquement des contrats assurant un revenu correct et une durée d'emploi suffisante, et je ne connais aucun théâtre qui n'a pas intégré l'argent du chômage dans sa comptabilité : c'est bien la preuve d'une complicité extrêmement douteuse pour utiliser – voire exploiter – les véritables producteurs de spectacles. Si Ariane Mnouchkine est obligée de compter sur les indemnités de chômage pour faire son théâtre, ce n'est pas une raison pour défendre cet état de fait. Il serait plus juste d'exiger que ses subventions soient augmentées de telle sorte qu'elle puisse faire son travail sans ces subventions déguisées. Son théâtre crée des emplois, les garantit, les longues périodes que couvrent ses représentations et ses répétitions sont formatrices, et on ne peut absolument pas les prendre pour de l'activisme spéculatif. La question décisive est de savoir comment, et non pas qui, travaille avec elle. Il faut que ce soit clair pour tous ceux qui prétendent qu'ils pourraient eux aussi faire du théâtre s'ils avaient suffisamment de subventions. Bien sûr, ce n'est pas à moi de distribuer des postes, cependant il ne sert à rien de faire des propositions pour trouver des solutions, si elles tombent entre les mains ou dans les têtes de gens qui sont incapables, de par leur personnalité et leur compétence, de venir à bout d'un domaine si délicat. Ceux qui vont à la chasse à la gloire ou ceux qui discourent sur « l’Euro-art » sont certainement les moins désignés pour cette tâche. Et qu'il s'agisse le plus souvent de gens absolument adorables qui n'ont aucune mauvaise intention ne change rien aux faits, cela gâche juste le plaisir de se mettre en colère.


La question essentielle à laquelle il faut répondre, est celle de la profusion incontrôlée des formations professionnelles et continues. La masse des écoles privées, des conservatoires locaux ou des écoles liées à des théâtres, avec des programmes d'études plus que douteux, le foisonnement de cours extrêmement étranges qui sont proposés par les agences (intérimaires) pour l'emploi (par exemple : apprendre à dire un monologue et ce genre de bêtises) ou bien aussi le fait que presque chaque université a aujourd'hui une section théâtre en pleine expansion (faut-il inonder le marché du livre de littérature secondaire sur le théâtre, ou y aura-t-il bientôt un conseiller dramaturgique derrière chaque spectateur ?), tout cela donne l'impression qu'on cherche avant tout à garantir l'existence de ceux qui se sont fait une place dans le système de formation; la plupart du temps un à-côté lucratif. Qu'on puisse former des gens, sans se préoccuper de l'avenir de ceux qu'on forme, demeure pour moi une énigme. Sans responsabilité morale, les formateurs ne devraient plus avoir le droit de former. Cela implique également qu'on parle des difficultés à se faire une place dans un métier artistique et qu’on enseigne en même temps les possibilité d’alternatives et de réorientation. Promettre un plus grand soutien aux jeunes créateurs et ne pas penser un seul instant, qu’un jour, ces jeunes créateurs ne seront plus jeunes, c'est déjà presque faire montre de cynisme ou alors d'une ignorance formidable. Car les problèmes commenceront à ce moment-là, quand ils se rendront compte qu'ils ont bâti leur vie sur de fausses promesses.


Il me semble très important de fixer certaines règles pour la gestion des financements publics. Ce n'est qu'ainsi que les théâtres pourront être amenés à développer des programmes garantissant plus de travail et donc plus de contenu. Si un théâtre aujourd'hui consacre 20% de son budget à la production de représentations, c'est déjà une part exceptionnellement élevée. Il n'est pas rare aujourd'hui que les théâtres manient les subventions comme s'il s'agissait d'un bien privé, accordé pour assouvir de dispendieux besoins personnels.


On donne aux théâtres des financements pour qu'ils les redistribuent intelligemment à la production et aux producteurs, mais les théâtres semblent avoir tout à fait occulté cette mission qui est la leur. Il est comique de voir les théâtres, quand ils subissent une réduction de leurs subventions, se mettre à embrayer sur le thème des menaces pesant sur la liberté artistique; les artistes qui n'en touchent depuis bien longtemps qu'une part presque nulle. Et les difficultés économiques ainsi que les dépenses excédentaires pour les frais de fonctionnement sont exclusivement supportées par le budget de la production. Une réglementation qui imposerait aux théâtres subventionnés d'utiliser 60% des financements pour la production et 40% pour les frais fixes, ou bien, pour être plus précis, donnerait un stimulant moral afin que les frais fixes ne dépassent pas les 40%, me semble une urgente nécessité. Cela créerait immédiatement plus d'emplois et, plus important encore, élèverait la qualité artistique des représentations. Le théâtre ne serait plus du coup l'expression de restrictions budgétaires, mais pourrait à nouveau se présenter comme un art combatif qui ose dire ce qu'il pense. Ainsi, du public serait également reconquis, ce qui mènerait de nouveau à plus de théâtre, donc à plus de travail. Je sais que tous ceux qui disent que ça ne marchera pas ont tort: ça marchera. Ça marche bien pour les théâtres privés. Ils sont plus courageux et s'engagent plus pour l'existence du théâtre et de ceux qui le font que la plupart des scènes subventionnées. Et l'enrichissement personnel y joue paradoxalement un rôle moins important. Je sais qu'un changement des mentalités dans ce sens n'est pas facile et soulève d'énormes problèmes. Cela exige une grande connaissance de la situation dans laquelle on se trouve et l'acceptation de positions et de priorités différentes. Nous faisons du théâtre dans un système capitaliste, nous pouvons le regretter et nous y attaquer depuis la scène, mais nous ne pouvons pas nous soustraire à ses règles. La discussion actuelle le prouve. Ce cri pour plus de justice sociale confirme bien que l'injustice sociale est un point de départ accepté, car sinon on ne pourrait pas obtenir plus de justice. Ce sont des parts de marché et qu'on le veuille ou non, elles sont acquises de la même manière, méritées ou pas, uniquement suivant les trompeuses règles de ce marché. Ce cruel état de fait ne signifie pas pour autant qu'on ne puisse pas vivre mieux ou moins bien avec. Les théâtres ne bénéficient pas tous des mêmes financements, et pourtant malgré ces différences, leurs budgets internes et leurs frais sont la plupart du temps identiques.

Cela ne me dérange pas qu'un directeur d'opéra s'envole pour une première à Tokyo tous frais payés par sa maison, et descende dans un hôtel de luxe même si c'est un peu gênant; parce qu'eh bien oui, on est riche ! Par contre, quand un directeur de théâtre, qui prétend n'avoir, avec ses subventions, quasiment pas de budget pour les productions, se rend à l'autre bout du monde, dans les plus beaux endroits de la Terre – et malheureusement ils ne se trouvent pas dans le village voisin – pour étudier les toutes nouvelles évolutions du théâtre, alors je ne trouve plus ça ridicule, je trouve ça désastreux. Que des différences de richesse puissent produire des différences de qualité n'est certes pas un secret. Mais on ne devrait pas en faire une règle. Et la qualité artistique au théâtre joue un rôle bien moindre que ce qui est généralement admis. Ce qui est dit, et pourquoi c'est dit, et à qui c'est dit: voilà ce qui fait que le théâtre est important.


Et puis, on devrait enfin arrêter avec cette manie de ne faire que des coproductions. Cela fait bien longtemps que cette mise en commun n'est plus seulement un moyen de permettre la réalisation de grosses productions qui dépassent les possibilités d'un seul théâtre. On coproduit pour dépenser le moins possible pour une production, tout en se résignant ainsi à produire moins qu'il ne serait possible. Actuellement, même des pièces avec un seul personnage sont coproduites. Et il n'est pas non plus vrai qu'aujourd'hui les théâtres soient soumis aux exigences des grands acteurs en matière de cachet. Du moment que la comptabilité est transparente, aucun véritable acteur n'a de problème à accepter des cachets différents, à la seule condition que le travail soit suffisamment intéressant. Je tiens cela du temps où j'étais moi-même directeur d'un théâtre qui ne disposait pas de beaucoup de moyens.

Par ailleurs, les subventions de l'Etat devraient être flexibles. Il serait bien d'instaurer un minimum et un maximum pour chaque subvention. Son montant annuel devrait dépendre du programme proposé, pour prendre ensuite en compte ce que ce programme fournirait de travail, et à combien de personnes. Alors on pourra croire que les théâtres, quand ils programment Mademoiselle Julie, Dernière Bande ou bien la correspondance d'un couple d'artistes célèbres dans une adaptation pour la scène très stylisée, tout cela bien sûr sans décor, le font uniquement pour des raisons de contenu et d'esthétique, — et tout cela dans l'intérêt du public.


La subvention massive et incontrôlable de projets et de troupes de théâtre ne peut plus durer. Ces subventions sont la plupart du temps telles, qu'elles ne permettent ni de vivre, ni de mourir. Elles suscitent des convoitises et ne sont rien d'autre que de l'aide sociale déguisée. Et il n’en résulte que la dilution d'une profession ou d'un art. Là, ce n'est pas le renouveau qui est subventionné, mais bien une interchangeabilité générale dans un espace professionnel complètement saturé ; c'est comme ça que des métiers sont exterminés : ils deviennent futiles. Comme je l'ai déjà dit, être intermittent aujourd'hui est un métier. Il me semblerait plus judicieux d'utiliser ces moyens pour stimuler un vrai mouvement amateur. C'est-à-dire subventionner des institutions comme les écoles, les universités, les administrations, les usines et autres collectivités qui montent leurs troupes de théâtre amateur. Cela aurait l'avantage que des groupes qui veulent créer quelque chose, ou bien veulent s'essayer au théâtre, aient non seulement à chercher leurs sponsors, mais aussi leur public, ce qui serait bénéfique pour les projets. La question serait « qu'est-ce que je veux dire » et non plus seulement « de quoi est-ce que je veux vivre ». On devrait organiser ce mouvement sur le modèle du sport amateur. Les moyens ne devraient pas être trop restreints, et il ne devrait pas y avoir de distinction entre les amateurs et les professionnels. Absolument toute forme de paiement et de collaboration devrait être possible. Je ne parle pas de mettre de côté les talents, mais bien de laisser s'épanouir les différences, de rendre ces deux formes de théâtre, dans leur concurrence et leurs points communs, plus riches et plus captivantes. Ces formes s'inspireraient et se complèteraient dans leur travail, ne serait-ce que par une curiosité mutuelle. Et la frontière serait ouverte dans les deux sens.

Si le festival d'Avignon devenait une grande rencontre du In et du théâtre amateur, il retrouverait à nouveau un sens, et son annulation serait une catastrophe, avant tout pour l'art, et non pas uniquement pour le commerce. (Soit dit en passant, ce serait une idée séduisante, après la colère des hôteliers avignonnais, d'imaginer que le Festival soit dorénavant organisé chaque année, toujours sous cette même appellation de Festival d'Avignon, dans une ville différente. Ainsi serait-on assuré qu'il s'agit bien d'un théâtre d’idées.)


Cher Michel Parfenov, je ne sais pas si je dois vous remercier, de m’avoir, grâce à notre entretien, soutiré ce monologue que, tout compte fait, je ne voulais plus tenir. Ça me sort par les yeux. Ce n’est pas que je ne sois pas solidaire et je ne veux pas passer pour tel. Je dis clairement que la façon réductrice de faire payer la facture aux plus fragiles est inacceptable. Il demeure qu’on devrait toujours bien réfléchir pour savoir contre qui il faut se retourner et qui trompe qui. Il n'est pas difficile pour l’Etat de se débarrasser du théâtre subventionné, de fonder quelques rares théâtres nationaux avec des troupes fixes comme la Comédie Française et d’abandonner le reste aux bons soins de l'économie privée. Stigmatiser au nom de catégories politiques ou esthétiques ceux qui, comme Mnouchkine, Chéreau ou Savary par exemple, ont depuis bien longtemps cherché des solutions dans leur travail, est bien la chose la plus bornée et la plus irréfléchie qui soit. J'espère, par ce trop long bavardage, avoir clarifié ma position. Le plus urgent maintenant est d'arriver à faire changer le milieu théâtral et ses responsables. Les propositions quant à ce qui doit être changé et comment ne peuvent venir que du milieu théâtral lui-même et doivent en être acceptées, autant que faire se peut, par toutes les parties, compte tenu des difficultés actuelles. Si rien de tel ne se produit, j’avance cyniquement une solution idiote: créer quelques troupes fixes, comme celle de Molière — mais sans Molière — dont les membres seraient bien sages. Ainsi le calme reviendrait dans le cimetière. Et on fêterait ça !

A propos d’Avignon j’ai appris qu’une jeune femme, une ingénieure du son que je connais bien, débutante dans le métier et qui se réjouissait de participer pour la première fois au Festival, a été insultée et injuriée par ses collègues parce qu'elle faisait partie des non-grévistes. Elle m’a dit en pleurant: “Toutes mes études n'ont servi à rien, et je n’ai plus qu’à me chercher un nouveau travail. Mais où ?”

Mon souhait est de voir le théâtre changer, devenir très vivant et très important, et de lui répondre que j’emploierai tous les moyens à ma disposition pour qu’alors elle y ait du travail.

Amicalement, M.L.

(Traduction de Laurence Courtois relue et revue par Laurence Calame, M. L., M.P.)