Situations du théâtre 
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Guyette Lyr
Quand l'entreprise fait de l'œil au théâtre


François Regnault
Impair, passe et manque


André Degaine
Histoire du théâtre dessinée


Rapport du Parlement Européen
sur le théâtre et les arts du spectacle

  QUAND L'ENTREPRISE FAIT DE L'ŒIL AU THÉÂTRE
par Guyette Lyr
Après une enfance passée en Italie, Guyette Lyr suit une formation de comédienne à l’école de Jacques Lecoq, à Paris, puis écrit et joue ses propres spectacles. Romancière et nouvelliste, auteur dramatique, elle collabore également à France Culture.   Le théâtre est dans la rue, on le savait, il est dehors, il est dedans, on le savait, suffit d'ouvrir les yeux, de se mettre en position de voir, de faire de celui qui passe, celui qui est vu et ça y est, l'invention galope, l'imagination s'emballe et là-haut dans les sphères, les dieux jettent les dés et se poussent du coude. A chacun de jouer sa chance. Le théâtre nous cueille à l'endroit où on ne l'attendait pas, il arrive déguisé en réalité, en plus vrai que vérité et nous prouve que le déguisement ne nous déguise pas, qu'il ne fait que montrer la facette qu'en homme civil et femme cadrée on tient cachée sous l'habit de ville.

Le théâtre se glisse sous la peau du quidam attendant l'heure de le faire héros, il piétine à la porte du froussard, attendant l'heure de le faire brave, à la porte du fou, attendant de le faire sage. Il respire tout près de notre respiration attendant l'heure qu'on laisse vivre, un peu, beaucoup, passionnément celui ou celle qu'on voudrait être, qu'on pourrait être si...

Le théâtre remet les si à plus tard. Il bouscule les temps, les lieux, les distances et surtout les rangs. Il va, il vient, nous prend, nous lâche. Si on reste collé à lui, il fait de nous des pantins qui se prennent pour des chefs, des tribuns, des dictateurs. Il agite alors nos ficelles, les tord jusqu'à l'usure et après nous jette dans la fosse où le petit peuple nous croque comme il a croqué tous les couronnés qui n'ont pas su prendre la lumière des coulisses.

Le théâtre a horreur de jouer la comédie, il fait son boulot corps et âme, sueur et soif. On le trouve chez les bosseurs bien portants, chez les rationnels repentis. Du haut en bas de nos machines à produire, à maintenir à inventer, il a déjà creusé sa place. Il va là où c'est sérieux. Là où le grave doit reprendre souffle, on l'entend qui respire. Depuis des années il dresse son chapiteau léger près des structures solides, près des règles, des lois, des chiffres. Il se frotte aux cloisons, il décloisonne.L'entreprise l'a vu venir, il lui a fait signe.

Malin, le théâtre, il avait prévu le jour où, à la place d'un vrai plancher, petits et moyens cadres, grands P.D.G, directeurs, employés, attachés, détachés, missionnés, devraient s'habituer à marcher sur un fil. Il avait prévu qu'après la situation béton, viendrait le terrain meuble, qu'il faudrait s'exercer à fréquenter les trous, les impasses, s'entraîner au saut périlleux et au changement de costume.

Il est entré dans les assemblées, en pleine réunion, au cours de négociations et quand les négociateurs après l'avoir ignoré, s'en être méfié, l'avoir traité de guignol et même de comédien, se sont finalement regardés dans la glace, ils ont trouvé qu'ils lui ressemblaient. Ils ont demandé de s'asseoir parmi eux.
Depuis, pas un jour sans qu'on lui téléphone, sans qu'on demande à cet équilibriste d'envoyer sur le champ un de ses représentants.

Je le sais, j'en suis un, plutôt une. Aussitôt appelée j'enlève ma blouse et mon béret d'écrivain, je mets mon tailleur clean, quelquefois même des gants, prudence exige. Je fonce avec dans le coeur le manuscrit en cours et pour me donner du punch, je débite sur mon vélo le dialogue d'une comédie- tragédie en cours. Je me frotte les mains en douce, les personnages m'attendent Déguisés en administrateurs, en banquiers et même en ministres, ils me tendent la perche pour continue d'aligner des mots. On est dans le même bateau, eux et moi, tous faits pour la même respiration, le même mouvement entre la scène et l'arrière-cour, entre notre personne et ses doubles, entre figure, facettes et façade.

On a des choses à se dire, des gestes, des sons, des rythmes à entraîner. Rendez-vous dans les locaux d'une de leur société, tables et tableaux largués, rétro projecteurs au placard, salle de réunion convertie en espace scénique, on entame le voyage.

Echauffement, présentation, improvisation.
Pendant un jour ou deux, petits et grands représentants du monde des Finances, du Commerce et de l'Industrie, vont se tenir sur le fil tendu entre l'image qu'ils ont d'eux et celle que les autres perçoivent. A la fois acteurs, spectateurs et critiques, ils vont réaliser que chaque intervention faite au cœur de l'usine, de la société, de l'administration, s'articule et se conduit comme une pièce de théâtre, que le jeu d'acteur offre son balancier au-dessus des peurs, des incertitudes, des vides qui se creusent
Les cols raides s'assouplissent, les gilets respirent, les yeux s'agrandissent, les bouches se desserrent, les regards et les postures se modifient, les têtes qui croyaient marcher seules réintègrent leurs pénates, elles font appel à leurs mains, à leurs pieds, se remettent du cœur et de l'émotion dans la poitrine.
A force de souffle et d'exercices, chacun sent, face au vent de changements et d'incertitudes, que, quels que soient son état, sa situation, son recul ou son avancement, fréquenter le funambule, résidant sous son chapeau, donne du poids à la démarche.
 
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