Après
une enfance passée en Italie, Guyette Lyr suit une formation
de comédienne à l’école de Jacques Lecoq, à Paris, puis écrit
et joue ses propres spectacles. Romancière et nouvelliste,
auteur dramatique, elle collabore également à France Culture.
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Le
théâtre est dans la rue, on le savait, il est dehors, il est
dedans, on le savait, suffit d'ouvrir les yeux, de se mettre
en position de voir, de faire de celui qui passe, celui qui
est vu et ça y est, l'invention galope, l'imagination s'emballe
et là-haut dans les sphères, les dieux jettent les dés et
se poussent du coude. A chacun de jouer sa chance. Le théâtre
nous cueille à l'endroit où on ne l'attendait pas, il arrive
déguisé en réalité, en plus vrai que vérité et nous prouve
que le déguisement ne nous déguise pas, qu'il ne fait que
montrer la facette qu'en homme civil et femme cadrée on tient
cachée sous l'habit de ville.
Le théâtre se glisse sous la peau du quidam attendant l'heure
de le faire héros, il piétine à la porte du froussard, attendant
l'heure de le faire brave, à la porte du fou, attendant de
le faire sage. Il respire tout près de notre respiration attendant
l'heure qu'on laisse vivre, un peu, beaucoup, passionnément
celui ou celle qu'on voudrait être, qu'on pourrait être si...
Le théâtre remet les si à plus tard. Il bouscule les temps,
les lieux, les distances et surtout les rangs. Il va, il vient,
nous prend, nous lâche. Si on reste collé à lui, il fait de
nous des pantins qui se prennent pour des chefs, des tribuns,
des dictateurs. Il agite alors nos ficelles, les tord jusqu'à
l'usure et après nous jette dans la fosse où le petit peuple
nous croque comme il a croqué tous les couronnés qui n'ont
pas su prendre la lumière des coulisses.
Le théâtre a horreur de jouer la comédie, il fait son boulot
corps et âme, sueur et soif. On le trouve chez les bosseurs
bien portants, chez les rationnels repentis. Du haut en bas
de nos machines à produire, à maintenir à inventer, il a déjà
creusé sa place. Il va là où c'est sérieux. Là où le grave
doit reprendre souffle, on l'entend qui respire. Depuis des
années il dresse son chapiteau léger près des structures solides,
près des règles, des lois, des chiffres. Il se frotte aux
cloisons, il décloisonne.L'entreprise l'a vu venir, il lui
a fait signe.
Malin, le théâtre, il avait prévu le jour où, à la place d'un
vrai plancher, petits et moyens cadres, grands P.D.G, directeurs,
employés, attachés, détachés, missionnés, devraient s'habituer
à marcher sur un fil. Il avait prévu qu'après la situation
béton, viendrait le terrain meuble, qu'il faudrait s'exercer
à fréquenter les trous, les impasses, s'entraîner au saut
périlleux et au changement de costume.
Il est entré dans les assemblées, en pleine réunion, au cours
de négociations et quand les négociateurs après l'avoir ignoré,
s'en être méfié, l'avoir traité de guignol et même de comédien,
se sont finalement regardés dans la glace, ils ont trouvé
qu'ils lui ressemblaient. Ils ont demandé de s'asseoir parmi
eux.
Depuis, pas un jour sans qu'on lui téléphone, sans qu'on demande
à cet équilibriste d'envoyer sur le champ un de ses représentants.
Je le sais, j'en suis un, plutôt une. Aussitôt appelée j'enlève
ma blouse et mon béret d'écrivain, je mets mon tailleur clean,
quelquefois même des gants, prudence exige. Je fonce avec
dans le coeur le manuscrit en cours et pour me donner du punch,
je débite sur mon vélo le dialogue d'une comédie- tragédie
en cours. Je me frotte les mains en douce, les personnages
m'attendent Déguisés en administrateurs, en banquiers et même
en ministres, ils me tendent la perche pour continue d'aligner
des mots. On est dans le même bateau, eux et moi, tous faits
pour la même respiration, le même mouvement entre la scène
et l'arrière-cour, entre notre personne et ses doubles, entre
figure, facettes et façade.
On a des choses à se dire, des gestes, des sons, des rythmes
à entraîner. Rendez-vous dans les locaux d'une de leur société,
tables et tableaux largués, rétro projecteurs au placard,
salle de réunion convertie en espace scénique, on entame le
voyage.
Echauffement, présentation, improvisation.
Pendant un jour ou deux, petits et grands représentants du
monde des Finances, du Commerce et de l'Industrie, vont se
tenir sur le fil tendu entre l'image qu'ils ont d'eux et celle
que les autres perçoivent. A la fois acteurs, spectateurs
et critiques, ils vont réaliser que chaque intervention faite
au cœur de l'usine, de la société, de l'administration, s'articule
et se conduit comme une pièce de théâtre, que le jeu d'acteur
offre son balancier au-dessus des peurs, des incertitudes,
des vides qui se creusent
Les cols raides s'assouplissent, les gilets respirent, les
yeux s'agrandissent, les bouches se desserrent, les regards
et les postures se modifient, les têtes qui croyaient marcher
seules réintègrent leurs pénates, elles font appel à leurs
mains, à leurs pieds, se remettent du cœur et de l'émotion
dans la poitrine.
A force de souffle et d'exercices, chacun sent, face au vent
de changements et d'incertitudes, que, quels que soient son
état, sa situation, son recul ou son avancement, fréquenter
le funambule, résidant sous son chapeau, donne du poids à
la démarche. |