Odile
Quirot est responsable, depuis 1992, de la rubrique théâtre
au Nouvel Observateur. Entre 1990 et 1992, elle fut
conseillère technique pour le théâtre au cabinet du Ministre
de la Culture, Jack Lang.
Après une maîtrise de Lettres Modernes et une licence
d’Histoire de l’Art, elle débute comme critique dramatique
au Progrès à Lyon en 1978,puis collabore régulièrement
, entre 1982 et 1990 aux pages culturelles du journal Le
Monde .
Elle a publié Le voyage de Delacroix au Maroc
(éd Adam Biro) et Royal de Luxe (ed.
Actes Sud).
Médée-Matériau
m.e.s de Anatoli Vassiliev au TNP-Villeurbanne le 22 et
le 23 novembre
Platonov mise en scène d'Eric Lacascade
- Du 15 au 24 octobre à la Comédie de Caen tel 02 31 46
27 29
- Du 5 au 17 novembre aux Gémeaux de Sceaux
tel 01 46 61 36 67
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-
Y-a-t-il en France une crise de fonctionnement du théâtre
comme le laissent entendre beaucoup de grands professionnels?
Je constate
en entendant les uns et les autres, que tous les directeurs
d’institutions — que ce soit Jean-Louis Martinelli aux Amandiers
/ Nanterre, ou même Marcel Bozonnet à La Comédie Française
— disent à peu près la même chose : ils manquent de moyens
pour la production artistique. A les entendre, les 35 heures
sont notamment un élément qui grève le budget des théâtres.
Jean-Pierre Vincent avoue aujourd'hui qu’il a souffert,
alors qu’il était responsable de différentes institutions
(TNS, Comédie Française puis les Amandiers à Nanterre),
des conséquences de leur lourdeur administrative, mais jamais
autant que ces dernières années. Bien sûr cela a des incidences
sur le plateau, car pour certains créateurs, c’est la croix
et la bannière pour boucler leur production. Alors peut-être
ont-ils tendance a proposer des créations moins audacieuses,
ou avec peu de comédiens.Si l’aventure est trop risquée,
les coproductions sont difficiles à trouver, mais je crois
néanmoins que si l’on est un peu têtu, on arrive quand même
à faire du théâtre en France.
Et puis ,
de toujours,l’Etat a du mal à suivre des aventures hors
normes, hors des sentiers battus. Mais il ne faut pas désespérer :
ainsi il y a dix ans au Mans, la formidable aventure artistique
et civique du Théâtre du Radeau de François Tanguy a pu
voir le jour. Même si l’art ne “ cadre ” pas,
ou difficilement, avec l’administration..
- Avez-vous
l’impression que c’est un problème typiquement français ?
Je
crois qu’en Italie, c’est encore pire, certains directeurs
ont été remerciés pour des raisons sans doute directement
politiques (Martone qui a succédé à Ronconi à Rome a été
licencié parce qu’il poussait trop loin l’aventure artistique
dans une ville qui n’en voulait plus) ; le festival
du Prix Europe de Taormina, en Sicile, n’a pas eu lieu cette
année faute d’argent… Dans bon nombre de pays de l’Est,
sans le programme Theorem , initié par le Festival
d’Avignon et Bernard Faivre d’Arcier, les jeunes créateurs
auraient eu beaucoup de mal à survivre.
A chaque fois
que je rentre d’un lointain voyage consacré au théâtre,
je suis frappée par ce constat : le théâtre français
reste privilégié, il jouit d’une position de nanti, me semble
t-il, de même que nous, français, occidentaux, sommes des
nantis par rapport au reste du monde. Le théâtre, c’est
une banalité de le dire, est un reflet assez fidèle de la
société dans laquelle il vit.
- Que vous
restera-t-il de cet Avignon-2002 ?
Une programmation
heureusement aventureuse. La palette du théâtre s’est élargie
à nouveau,et cela se voit à Avignon. On oublie souvent qu’on
peut faire du théâtre sur un plateau de manière aussi différente
que Giotto ou Malevitch pratiquaient la peinture. Avec les
mêmes outils — lumière, acteur, texte, public… — on a vu
surgir des propositions d’univers très fortes. C’est sans
doute parce que le festival est plus international ,
il invite de jeunes metteurs en scène polonais, italiens,
russes.
Un des moments
forts ? Valérie Dréville sous la direction d’Anatoli
Vassiliev dans Médée.. Il s’agit d’un don total de
l’acteur. On ne sait plus si on est dans le théâtre, dans
le rituel, en tout cas on est dans la barbarie,face à une
image très violente de ce que peut être une femme violée
dans son âme ou dans son corps. Valérie Dréville est une
actrice exemplaire pour moi, parce qu’elle porte hors limite
le jeu de l’acteur, avec une impudeur qui n’en est pas une —
certains spectateurs ont été choqués de voir une femme nue,
jambes écartées- mais ce travail magnifique se situe
au delà de la bienséance, justement, et je pense que la
pornographie est ailleurs sans arrêt... Le théâtre n’a aucun
interdit, s’il est pratiqué avec une maîtrise artistique
totale, ce qui est le cas ici..
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Valérie
Dréville
© TNP - Villeurbanne |
Les Philosophes
de Joseph Nadj, d’après Une Boutique de cannelle
de Bruno Schulz, est également un spectacle magnifique.
Nadj s’inspire de cette œuvre, au delà des mots,et il compose,
avec la vidéo, le cinéma, un travail sur le corps extraordinaire.
Ajoutez ses propres dessins réunis dans une exposition.
Tout à coup, on est face à un univers singulier et très
personnel,à une œuvre “ ouverte ” aussi, qui ne
tire pas un rideau entre elle et le spectateur.
Et puis bien
sûr Platonov de Tchekhov mis en scène par Eric Lacascade
dans la cour d’honneur du Palais des Papes, avec cette troupe
qui occupe magnifiquement l’espace, dans une très grande
économie de moyens. On a le sentiment que ces êtres sur
le plateau ont pris à bras le corps, avec fièvre, ce qui
pouvait se dire dans chaque réplique. Pas une seconde, il
ne s'agit d'une coquille vide, pas une seconde les mots
ne restent lettre morte. Tout le théâtre est ici réuni,
dans sa beauté ( ah, ce feu d’artifice, ce rideau de fumée),
sa volonté d’exigence, et d’émotion partagée.
La réunion
de Michel Bouquet et de “ Minetti ” de Thomas
Bernhard, dans une grande tradition classique de l’acteur.
est également impressionnante. Cette façon dont Michel Bouquet
prend les mots de Bernhard est pour moi de la musique absolue
et je pourrais écouter cette voix redisant ces mots, comme
on se repasse en boucle un disque aimé.
Enfin, Pipo
Delbono a été une découverte. J’ai beaucoup aimé El
Silencio, cette impression d’être sur une place de village,
dans une communauté. On a là un théâtre très simple, très
délié et très beau, avec cet étrange personnage de bonimenteur
qui nous ouvre son cœur, sur un air de guitare. Il y a une
procession à la madone, des gens qui se prennent par la
main, malgré leurs handicaps, physiques ou psychiatriques.
Romeo Castellucci, toujours très proche des arts plastiques,
est lui aussi un créateur d’univers, même si j’ai trouvé
cette année son spectacle glacial, assez hermétique, avec
un usage de la pornographie que je ne comprends pas encore
très bien, du moins pour l’instant, mais c’est un travail
en cours, qui n’a sans doute pas encore assez mûri..
- Vous n'êtes donc pas de ceux qui mettent en doute la nécessité
du festival d'Avignon ?
Depuis mes
premières années à Avignon — on venait en 2 CV, on était
installé dans un dortoir de couvent plein de moustiques,
on ne dormait pas, mais on s’amusait beaucoup —, l’émerveillement
premier demeure, chaque année et il est également lié,
au delà de la qualité des spectacles, àcette présence du
public, toujours plus importante ; les gens sont là,
que ce soit pour une pièce, une lecture ou un débat… Il
est bon de se souvenir que le théâtre peut mobiliser une
communauté.
Et puisAvignon
est une sorte de grand théâtre condensé, les spectacles
se cognent les uns contre les autres, on discute plus, on
est plus exigeant, on débat etc. Par rapport à mon métier
de critique, c’est un moment fort du théâtre. On parle parfois
d’événement médiatique. Mais tant mieux ! cela qui
signifie qu’au moins une fois dans l’année, le théâtre est
à l’honneur dans les journaux, à la télévision … En cours
d’année, j’essaie de me souvenir que le théâtre peut avoir
cette force, concerner autant de gens, parler autant de
notre époque. Car comme tous les critiques de théâtre aujourd’hui,
il faut parfois user de beaucoup de pouvoir de conviction
pour avoir de la place afin de parler de certains spectacles
aventureux... Je repars donc d’Avignon chargée d’énergie
pour le reste de l’année. Et puis je crois plus fort que
jamais qu’un spectacle est comme un livre, il peut avoir
un écho au delà des spectateurs qui y ont assisté, selon
une étrange circulation des idées et de l’énergie…
- Et le off ?
Le festival
off , avec ses plus de 700 spectacles, une folie . Il est
devenu soit un grand salon du théâtre soit un grand marché
déréglementé, il n’est plus vraiment un lieu d’aventure
artistique forte. Même si bien sûr on compte chaque année
,sur le nombre, de petits bijoux, des découvertes. Les compagnies
viennent vendre leur spectacle et l’investissement pour
les compagnies est énorme. Le public, quant à lui, a de
plus en plus de mal à se répérer.
Emmanuel Ettis,
jeune sociologue avignonnais responsable d’une enquête sur
le public du festival, explique qu’au-delà de 300 spectacles,
le niveau de suffocation du public et de la ville est atteint.
- Comment s'explique ce trop-plein ?
A une époque
, la volonté fut d’équiper tout le territoire français ;
il fallait que tout le monde ait accès à la culture, l’idée
de la décentralisation revenait à doter chaque ville d’un
théâtre. Planchon, le premier, disait qu’il ne voulait pas
faire de la décentralisation comme ses prédécesseurs, de
village en village, qu’il fallait un lieu inscrit dans la
cité. Maintenant, non seulement il y a plusieurs lieux pour
chaque cité, mais en plus les théâtres municipaux assurent
une programmation. Comme la culture est devenue une vitrine
électorale, la majorité de l’argent va aux lieux et non
plus aux artistes.
Il y a peut-être
trop de spectacles en France et pas assez de création, ce
qui n’est finalement pas de la responsabilité de l’art,
mais provient de la confusion gigantesque de notre monde
du spectacle. Je parle de création, car je crois qu’elle
seule peut provoquer en chacun une émotion personnelle,
et permettre ainsi à chacun de mieux se connaître, de se
ressourcer, au plus profond, et ainsi de s’ouvrir à l’autre.
De plus, au théâtre, cette émotion se partage, en communauté..
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