Situations du théâtre 
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Sorour Kasmaï
Le théâtre, un nouvel espace de vie


Marcel Bozonnet
être directeur de la Comédie Française

Alexandra
Moreira da Silva
Situation du théâtre portugais


Odile Quirot
Avignon, d'année en année...

ENTRETIEN AVEC ODILE QUIROT:
Il est bon de se souvenir
que le théâtre peut mobiliser
une communauté.

Odile Quirot est responsable, depuis 1992, de la rubrique théâtre au Nouvel Observateur. Entre 1990 et 1992, elle fut conseillère technique pour le théâtre au cabinet du Ministre de la Culture, Jack Lang.

Après une maîtrise de Lettres Modernes et une licence d’Histoire de l’Art, elle débute comme critique dramatique au Progrès  à Lyon en 1978,puis collabore régulièrement , entre 1982 et 1990 aux pages culturelles du journal Le Monde .

Elle a publié  Le voyage de Delacroix au Maroc  (éd Adam Biro) et  Royal de Luxe  (ed. Actes Sud).







 

 

 

 

 



 






 

 

 

 



Médée-Matériau m.e.s de Anatoli Vassiliev au TNP-Villeurbanne le 22 et le 23 novembre



















 

 















Platonov mise en scène d'Eric Lacascade
- Du 15 au 24 octobre à la Comédie de Caen tel 02 31 46 27 29
- Du 5 au 17 novembre aux Gémeaux de Sceaux
tel 01 46 61 36 67

 

- Y-a-t-il en France une crise de fonctionnement du théâtre comme le laissent entendre beaucoup de grands professionnels?

Je constate en entendant les uns et les autres, que tous les directeurs d’institutions — que ce soit Jean-Louis Martinelli aux Amandiers / Nanterre, ou même Marcel Bozonnet à La Comédie Française — disent à peu près la même chose : ils manquent de moyens pour la production artistique. A les entendre, les 35 heures sont notamment un élément qui grève le budget des théâtres. Jean-Pierre Vincent avoue aujourd'hui qu’il a souffert, alors qu’il était responsable de différentes institutions (TNS, Comédie Française puis les Amandiers à Nanterre), des conséquences de leur lourdeur administrative, mais jamais autant que ces dernières années. Bien sûr cela a des incidences sur le plateau, car pour certains créateurs, c’est la croix et la bannière pour boucler leur production. Alors peut-être ont-ils tendance a proposer des créations moins audacieuses, ou avec peu de comédiens.Si l’aventure est trop risquée, les coproductions sont difficiles à trouver, mais je crois néanmoins que si l’on est un peu têtu, on arrive quand même à faire du théâtre en France.

Et puis , de toujours,l’Etat a du mal à suivre des aventures hors normes, hors des sentiers battus. Mais il ne faut pas désespérer : ainsi il y a dix ans au Mans, la formidable aventure artistique et civique du Théâtre du Radeau de François Tanguy a pu voir le jour. Même si l’art ne “ cadre ” pas, ou difficilement, avec l’administration..

- Avez-vous l’impression que c’est un problème typiquement français ?

Je crois qu’en Italie, c’est encore pire, certains directeurs ont été remerciés pour des raisons sans doute directement politiques (Martone qui a succédé à Ronconi à Rome a été licencié parce qu’il poussait trop loin l’aventure artistique dans une ville qui n’en voulait plus) ; le festival du Prix Europe de Taormina, en Sicile, n’a pas eu lieu cette année faute d’argent… Dans bon nombre de pays de l’Est, sans le programme Theorem , initié par le Festival d’Avignon et Bernard Faivre d’Arcier, les jeunes créateurs auraient eu beaucoup de mal à survivre.

A chaque fois que je rentre d’un lointain voyage consacré au théâtre, je suis frappée par ce constat : le théâtre français reste privilégié, il jouit d’une position de nanti, me semble t-il, de même que nous, français, occidentaux, sommes des nantis par rapport au reste du monde. Le théâtre, c’est une banalité de le dire, est un reflet assez fidèle de la société dans laquelle il vit.

- Que vous restera-t-il de cet Avignon-2002  ?

Une programmation heureusement aventureuse. La palette du théâtre s’est élargie à nouveau,et cela se voit à Avignon. On oublie souvent qu’on peut faire du théâtre sur un plateau de manière aussi différente que Giotto ou Malevitch pratiquaient la peinture. Avec les mêmes outils — lumière, acteur, texte, public… — on a vu surgir des propositions d’univers très fortes. C’est sans doute parce que le festival est plus international , il invite de jeunes metteurs en scène polonais, italiens, russes.

Un des moments forts ? Valérie Dréville sous la direction d’Anatoli Vassiliev dans Médée.. Il s’agit d’un don total de l’acteur. On ne sait plus si on est dans le théâtre, dans le rituel, en tout cas on est dans la barbarie,face à une image très violente de ce que peut être une femme violée dans son âme ou dans son corps. Valérie Dréville est une actrice exemplaire pour moi, parce qu’elle porte hors limite le jeu de l’acteur, avec une impudeur qui n’en est pas une — certains spectateurs ont été choqués de voir une femme nue, jambes écartées-  mais ce travail magnifique se situe au delà de la bienséance, justement, et je pense que la pornographie est ailleurs sans arrêt... Le théâtre n’a aucun interdit, s’il est pratiqué avec une maîtrise artistique totale, ce qui est le cas ici..

Valérie Dréville
© TNP - Villeurbanne



Les Philosophes de Joseph Nadj, d’après Une Boutique de cannelle de Bruno Schulz, est également un spectacle magnifique. Nadj s’inspire de cette œuvre, au delà des mots,et il compose, avec la vidéo, le cinéma, un travail sur le corps extraordinaire. Ajoutez ses propres dessins réunis dans une exposition. Tout à coup, on est face à un univers singulier et très personnel,à une œuvre “ ouverte ” aussi, qui ne tire pas un rideau entre elle et le spectateur.

Et puis bien sûr Platonov de Tchekhov mis en scène par Eric Lacascade dans la cour d’honneur du Palais des Papes, avec cette troupe qui occupe magnifiquement l’espace, dans une très grande économie de moyens. On a le sentiment que ces êtres sur le plateau ont pris à bras le corps, avec fièvre, ce qui pouvait se dire dans chaque réplique. Pas une seconde, il ne s'agit d'une coquille vide, pas une seconde les mots ne restent lettre morte. Tout le théâtre est ici réuni, dans sa beauté ( ah, ce feu d’artifice, ce rideau de fumée), sa volonté d’exigence, et d’émotion partagée.

La réunion de Michel Bouquet et de “ Minetti ” de Thomas Bernhard, dans une grande tradition classique de l’acteur. est également impressionnante. Cette façon dont Michel Bouquet prend les mots de Bernhard est pour moi de la musique absolue et je pourrais écouter cette voix redisant ces mots, comme on se repasse en boucle un disque aimé.

Enfin, Pipo Delbono a été une découverte. J’ai beaucoup aimé El Silencio, cette impression d’être sur une place de village, dans une communauté. On a là un théâtre très simple, très délié et très beau, avec cet étrange personnage de bonimenteur qui nous ouvre son cœur, sur un air de guitare. Il y a une procession à la madone, des gens qui se prennent par la main, malgré leurs handicaps, physiques ou psychiatriques. Romeo Castellucci, toujours très proche des arts plastiques, est lui aussi un créateur d’univers, même si j’ai trouvé cette année son spectacle glacial, assez hermétique, avec un usage de la pornographie que je ne comprends pas encore très bien, du moins pour l’instant, mais c’est un travail en cours, qui n’a sans doute pas encore assez mûri..


- Vous n'êtes donc pas de ceux qui mettent en doute la nécessité du festival d'Avignon ?

Depuis mes premières années à Avignon — on venait en 2 CV, on était installé dans un dortoir de couvent plein de moustiques, on ne dormait pas, mais on s’amusait beaucoup —, l’émerveillement premier demeure, chaque année et il est également lié, au delà de la qualité des spectacles, àcette présence du public, toujours plus importante ; les gens sont là, que ce soit pour une pièce, une lecture ou un débat… Il est bon de se souvenir que le théâtre peut mobiliser une communauté.

Et puisAvignon est une sorte de grand théâtre condensé, les spectacles se cognent les uns contre les autres, on discute plus, on est plus exigeant, on débat etc. Par rapport à mon métier de critique, c’est un moment fort du théâtre. On parle parfois d’événement médiatique. Mais tant mieux ! cela qui signifie qu’au moins une fois dans l’année, le théâtre est à l’honneur dans les journaux, à la télévision … En cours d’année, j’essaie de me souvenir que le théâtre peut avoir cette force, concerner autant de gens, parler autant de notre époque. Car comme tous les critiques de théâtre aujourd’hui, il faut parfois user de beaucoup de pouvoir de conviction pour avoir de la place afin de parler de certains spectacles aventureux... Je repars donc d’Avignon chargée d’énergie pour le reste de l’année. Et puis je crois plus fort que jamais qu’un spectacle est comme un livre, il peut avoir un écho au delà des spectateurs qui y ont assisté, selon une étrange circulation des idées et de l’énergie…


- Et le off ?

Le festival off , avec ses plus de 700 spectacles, une folie . Il est devenu soit un grand salon du théâtre soit un grand marché déréglementé, il n’est plus vraiment un lieu d’aventure artistique forte. Même si bien sûr on compte chaque année ,sur le nombre, de petits bijoux, des découvertes. Les compagnies viennent vendre leur spectacle et l’investissement pour les compagnies est énorme. Le public, quant à lui, a de plus en plus de mal à se répérer.

Emmanuel Ettis, jeune sociologue avignonnais responsable d’une enquête sur le public du festival, explique qu’au-delà de 300 spectacles, le niveau de suffocation du public et de la ville est atteint.


- Comment s'explique ce trop-plein ?

A une époque , la volonté fut d’équiper tout le territoire français ; il fallait que tout le monde ait accès à la culture, l’idée de la décentralisation revenait à doter chaque ville d’un théâtre. Planchon, le premier, disait qu’il ne voulait pas faire de la décentralisation comme ses prédécesseurs, de village en village, qu’il fallait un lieu inscrit dans la cité. Maintenant, non seulement il y a plusieurs lieux pour chaque cité, mais en plus les théâtres municipaux assurent une programmation. Comme la culture est devenue une vitrine électorale, la majorité de l’argent va aux lieux et non plus aux artistes.

Il y a peut-être trop de spectacles en France et pas assez de création, ce qui n’est finalement pas de la responsabilité de l’art, mais provient de la confusion gigantesque de notre monde du spectacle. Je parle de création, car je crois qu’elle seule peut provoquer en chacun une émotion personnelle, et permettre ainsi à chacun de mieux se connaître, de se ressourcer, au plus profond, et ainsi de s’ouvrir à l’autre. De plus, au théâtre, cette émotion se partage, en communauté..

 

 
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