Auteur
portugais, Abel Neves est né en 1956. Il a commencé
par publier des poèmes, puis des romans. Depuis, il
a écrit une douzaine de pièces de théâtre
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Un
homme entre, Otzi, une valise à la main. Il regarde autour
de lui, puis en haut. Il enlève sa veste et s'allonge par
terre, fixant le ciel. Un temps. On entend l'aboiement d'un
chien de temps en temps.
OTZI : Marta… ma chère Marta… ma chérie…Silence.
Les ruines de ma maison…tu n'as même pas eu le courage d'aller
à la fenêtre du salon… maintenant, je suis allongé et j'attends,
je peux attendre toute ma vie. Qui sait ce qui se passe
dans cette maison qui fut la mienne ? D'ici, je peux voir
qui entre et qui sort, qui jette un coup d'œil de la fenêtre
au rideau avec un perroquet, je peux voir, mais je ne vois
pas, il suffirait de diriger le regard vers l'horizon… ce
que je vois, c'est ce ciel… ne me prenez pas le ciel. On
peut conclure de tout ça qu'on vit dans le luxe. Combien
de gens en ce moment essayent de survivre au-delà de leur
force ? Les uns cherchant des brindilles pour allumer le
feu, d'autres une cuillère de riz, de farine… un truc de
lait, moi ici, gavé de bons sentiments, regardant le ciel.
Marta… c'est comme naître dans une maison royale ou dans
un taudis, on ne peut pas choisir… Après… Ah, après !… ce
qu'on devient, ce qu'on ne devient pas, ce qu'il faut faire
pour ne pas écraser quelqu'un tout en sachant qu'il y a
toujours ceux qui se laissent écraser, c'est par rapport
à ça, c'est par rapport à ça, à cette histoire des gens
qui se laissent écraser, qu'il faut améliorer la machine
du monde, parce que… mais Marta, c'est de tolérance dont
je parle, ne pas permettre que tous ceux qui se laissent
écraser soient les parents de l'ignorance future… tu comprends
?, je ne veux pas qu'il y en ait beaucoup comme moi, laissés
à l'abandon, les uns pour une raison, les autres pour une
autre, certains cas plus graves que d'autres, mais tous
jetés au caniveau. Silence. Je crois de plus en plus
à la sélection naturelle. Les plus forts en chasse… les
plus forts en amour… les plus forts en malice… les plus
forts au travail… les plus forts en tout… La vie aura lieu.
mais ce ne sera que pour les plus forts. Il faut au moins
avoir l'honnêteté d'admettre qu'aujourd'hui on demande aux
gens d'être des esclaves parce que si tout a changé, le
concept d'esclavage a lui aussi changé. Bref silence.
Tu m'as dit que dans ton entreprise on a voulu contrôler
la durée de ton pipi. Tes collègues encore se sont révoltés…
mais toi… tu m'as dit qu'on voulait te donner une carte
magnétique que tu devais faire passer dans une horloge,
que c'était juste pour faire une étude sociologique, une
étude en sociologie du travail… tes collègues encore se
sont révoltés, mais toi… tu as porté plainte à ton mari,
à moi, moi qui m'y connaît autant en sciences sociales qu'en
alimentation des rats dans le désert. Bref silence.
Je suis désolé… je sais que tôt ou tard, tu finirais par
te révolter, je le sais… il n'y a que les plus forts qui
ne se révoltent pas ou alors ceux qui ont pu comprendre
comment tout cela fonctionne, ceux qui, seuls et en silence,
ont réussi tout ce que tous les autres ne réussiront jamais
en criant tout le temps. Je ne sais pas si tu me comprends,
Marta, tu me comprends ? J'aimerais bien être l'un de ces
silencieux, mais je n'y arrive pas. Ce n'est que devant
toi que je peux expérimenter… expérimenter quoi ?, qu'est-ce
que je peux expérimenter devant toi? Avec toi je sais ce
qu'est le silence, c'est ça. Silence.
Entre Marta, des pantoufles aux pieds, habillée d'une
robe de chambre.
MARTA : Otzi. tu rentres ?
OTZI : Non. Silence. Marta fait un mouvement en
direction de la sortie. Attends.
MARTA : Tu ne vois pas que c'est mouillé par terre ?
OTZI : Qu'est-ce que ça me fait ?
MARTA : Viens, rentre.
OTZI : Je t'ai déjà dit non.
MARTA : Tu fais chier maintenant. Il n'y a personne à la
maison.
OTZI : C'est ce que tu dis.
MARTA : C'est toujours le même cinéma.
OTZI : Comment ça, toujours le même cinéma ? Tu m'as déjà
vu comme ça, allongé au milieu de la rue, regardant le ciel
?
MARTA : La valise.
OTZI : Qu'est-ce qu'elle a la valise ?
MARTA : Tu fais toujours le même cinéma avec la valise.
OTZI : Je n'ai pas grand chose, tout rentre dedans, des
types comme moi n'ont pas besoin de plus. Bref silence.
MARTA : Viens.
OTZI : Si je levais la tête, je pourrais voir la fenêtre
de notre maison allumée… tu as laissé la lumière allumée…
tu l'as laissée ? Tu l'as laissée ? Tu l'as laissée ou pas
?
MARTA : Oui.
OTZI : e pourrais voir la fenêtre de notre maison. Comme
ça, je ne vois que le ciel. C'est beaucoup, n'est-ce pas
? Voir le ciel, c'est beaucoup, n'est-ce pas ? Marta… qu'est-ce
que tu en penses ?
MARTA : Lui tendant un petit morceau de chocolat.
Tiens… je t'ai apporté un petit morceau de chocolat.
OTZI : Tu l'as acheté ? Le prenant. Alors je veux
bien… si c'est toi qui l'a acheté, je veux bien. Il est
fourré ? Bref silence. Tu as la manie de me donner
du chocolat… ce qui est bizarre, c'est que je l'accepte
toujours. Bref silence. Ce qui est intéressant dans
la vie : on arrive à la fin et on n'a pas compris ce que
c'est, ou alors on fait comme les Egyptiens et on croit
à l'au-delà. Je veux aussi emporter un pique-nique. Pause.
Je vais rester ici.
MARTA : La rue est en travaux, les ouvriers vont arriver
pour poursuivre le travail, il a plu, il fait froid.
OTZI : Les ouvriers ne viennent que le matin, je partirai
d'ici là, ils reprennent à huit heures. Et ici, le sol n'est
pas mouillé. Mets ta main… mets-la… mets ta main ici… ce
n'est pas mouillé… Tu ne veux pas mettre ta main ici ? Si
tu mettais ta main ici, tu ne dirais pas que c'est mouillé.
Elle met sa main au sol, à côté de lui. Alors, c'est
mouillé ? Elle vérifie que oui mais ne répond pas.
Pourquoi tu dis des choses bizarres ? Bref silence.
Tu veux t'allonger à côté de moi ? Bref silence.
Si tu t'allonges à côté de moi, je vais peut-être rentrer
avec toi après. Tu veux ?
MARTA : Tous les deux allongés ici… au milieu de la rue…
c'est mouillé partout.
OTZI : Pas ici, tu l'as vérifié.
MARTA : Les poubelles, là-bas… les gens vont passer.
OTZI : Personne ne passe. Ceux qui passent comprennent.
MARTA : J'ai tellement envie d'être à la maison. il fait
chaud à la maison. OTZI : Tu ne veux pas ? Bref silence.
Tu as peur que je ne fasse pas ce que j'ai dit ? La dernière
fois, tu as plongé dans le fleuve et j'ai fait ce que j'avais
dit. Je suis sorti de l'eau, n'est-ce pas ? Je suis sorti
ou pas ?
MARTA : Tu es sorti, oui.
OTZI : Et l'autre fois, du bord du toit, je suis descendu,
n'est-ce pas ? MARTA : Tu es descendu, oui.
OTZI : Tu t'allonges ici, à côté de moi, d'accord ?
MARTA : Qu'est-ce que tu as mis dans la valise cette fois-ci
?
OTZI : Je ne te le dis pas. Elle s'allonge à côté de
lui. Tu penses que je ne suis pas bien, n'est-ce pas
?
MARTA : Non… bien sûr que non, mon amour. Si tu n'étais
pas bien, tu ne serais pas ici avec moi.
OTZI : il n'arrête pas... c'est lui, n'est-ce pas ? Il n'arrête
pas. Pendant tout ce temps il n'a pas arrêté d'aboyer… tu
l'as promené ?
MARTA : Ce matin, oui.
OTZI : Et pas l'après-midi ?
MARTA : Oui.
OTZI : Tu regardes en l'air ?
MARTA : Oui.
OTZI : Regarde bien.
MARTA : Je regarde.
OTZI : Qu'est-ce que tu vois ?
MARTA : Je ne sais pas.
OTZI : Ce n'est pas une question difficile, Marta. Qu'est-ce
que tu vois ? Bref silence.
MARTA : Avant, j'arrivais à distinguer l'Ours polaire.
OTZI : L'Etoile. l'Etoile polaire. L'Ours, c'est la constellation,
l'étoile polaire : l'étoile de la queue de la petite Ours…
l'étoile la plus proche du pôle céleste… au nord… pour l'instant
c'est celle-ci, la petite étoile de la petite Ours… sais-tu
quelle va être l'étoile polaire nord d'ici environ onze
mille ans ? Véga, de la constellation de Lira. Le pôle
céleste tourne lui aussi dans le ciel… aujourd'hui il se
trouve dans notre direction… demain, par là… d'ici onze
mille ans… et nos têtes tournent.
MARTA : Je suis ici à côté de toi... c'est si stupide d'avoir
la maison chauffée, le chien qui aboie à la fenêtre… et
nous ici, dans ce froid, sur cette terre mouillée.
OTZI : On dirait que tu n'as pas vu que ce n'est pas mouillé.
C'est peut-être une impression.
MARTA : Maintenant, on rentre, d'accord ?
OTZI : C'est une vérité qui me rend étrangement heureux,
je ne peux pas l'expliquer.
MARTA : Quoi ?
OTZI : En regardant le ciel, je me trouve dans tous les
siècles.
MARTA : On peut aller promener le chien. Si tu veux, on
peut aller promener le chien, ça ne me dérange pas. Bref
silence.
OTZI : Pourquoi je suis si jaloux ?
MARTA : Se levant. Viens, je t'ai déjà dit qu'il
n'y a personne à la maison… viens. allez. Tu m'as dit que
tu rentrerais si je m'allongeais à côté de toi… et je me
suis allongée. Des gens nous regardent là-bas… viens, allez.
Il se lève, lentement, il regarde Marta puis le ciel.
Il prend la valise. Marta lui met la veste sur les épaules,
elle l'enlace tendrement, lui se laisse conduire. Ils s'apprêtent
à sortir doucement.
On se fait un thé, d'accord ?
OTZI : Tu te souviens, l'autre fois ?
MARTA : De quoi ?
OTZI : J'étais assis sur la chaise du balcon, je regardais
à l'intérieur de la maison, et tu as demandé… qu'est-ce
que tu as demandé ?
MARTA : "Qu'est-ce que tu fais ?"
OTZI : Et j'ai répondu… j'ai répondu…"je pense à Dieu".
C'est ça, n'est-ce pas ?
MARTA : Il vaut peut-être mieux promener le chien demain,
qu'en penses-tu? On se fait un thé, je peux te lire quelques
pages du roman que je lis en ce moment, tu veux savoir quel
roman je lis en ce moment ? Et si on faisait un gâteau ?
Tu sais, aujourd'hui on m'a raconté que récemment, un homme
à Londres, au zoo, a réussi à entrer dans la cage des lions,
la Bible à la main. Bref silence.
OTZI : Daniel dans la fosse aux lions… grâce à sa foi, les
bêtes ne l'ont pas touché.
MARTA : Les gardiens sont arrivés à temps.
OTZI : Le destin a voulu qu'ils deviennent des héros… comme
toi. Bref silence. Il était gravement blessé ?
MARTA : Oui.
OTZI : C'était évident… on pouvait le deviner. Il y a des
mecs qui sont capables de tout.
Silence. Ils disparaissent. Noir.
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