Situations du théâtre 
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Laurent Gaudé
Caillasses


Abel Neves
En regardant le ciel je me trouve dans tous les siècles

Mohamed Rouabhi
Providence café


Nina Berberova
Madame


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Née à Saint-Pétersbourg en 1901, exilée en France en 1925 puis émigrée aux Etats-Unis en 1950, Nina Berberova est morte à Philadelphie en septembre 1993. Toute son œuvre est publiée par Actes Sud.
Madame
de Nina Berberova


Comédie en trois actes


PERSONNAGES :

Gastev Piotr Andreevitch,
ancien lieutenant.
Lida,
sa femme, 35 ans.
Nikolaï Evguenevitch,
père de Lida
Fiodor Fiodorovitch,
locataire des Gastev
Grigori Petrovitch Laoug,
homme encore jeune,
mais portant une barbe.
Kissa,
danseuse, 18 ans.
Maria Ivanovna,
“deuxièmes mains”.
Une cliente.
Chourotchka.
Un jeune homme.
Première voisine.
Deuxième voisine.
Voisins...



L’action se passe à Paris de nos jours*.


Acte premier



La scène représente une pièce de l’appartement des Gastev :c’est à la fois la salle à manger et l’atelier. En face, une porte donnant sur l’entrée ,à droite, deux portes : l’une donne sur les pièces intérieures, l’autre sur la chambre de Kissa. Au fond une table, une machine à coudre ; à droite, un mannequin sur son pied, à gauche un miroir. Maria Ivanovna coud à table, elle fait face au public. Une lampe est allumée. Une cliente essaie un vêtement devant le miroir, Lida tourne, accroupie, devant elle des épingles dans la bouche.

La cliente Ce n’est pas trop large ?
Lida Je vérifie tout de suite. (Elle tourne,accroupie,autour de La cliente)
La cliente (elle se rengorge). Les seins nous sont donnés pour être montrés.
Lida Comme vous voudrez.
La cliente Je crois que là,il faut encore échancrer.Que ce soit comme un Chranach.
Lida Comme un quoi ?
La cliente Comme un Chranach.Le ventre en avant.C’est la mode en ce moment. (Elle prend la pose.)
Lida C’est bien vrai.C’est comme ça sur les dessins de mode.

Maria Ivanovna lance un regard courroucé.

Je crois que c’est droit maintenant.(Elle se lève,plante quelques épingles.)
La cliente Ah non, ce coup-ci, c’est trop. Encore un brin… Non,c’est de nouveau trop large. (Elle prend la pose.) Quand on n’a plus vingt ans, il faut faire preuve d’habileté, et quand on n’en a plus trente…
Lida (indifférente).Vous paraissez si jeune.
La cliente Vraiment ? (Elle remet sa robe.) D’ailleurs, si je n’étais pas jeune, je ne serais pas entretenue, et sans être entretenue, je ne serais pas ici, je ne me commanderais pas de robes. Donc, c’est vrai. Et puis, qui ne paraît pas jeune à Paris ? Ici, n’est-ce pas, c’est une industrie nationale, la féminité ? Chez d’autres, c’est le café, les charrues, le chanvre, alors qu’ici, c’est tout ça ! (Elle fait tourner son doigt autour de son nez.)
Lida C’est la pure vérité.
La cliente Et puis, avons-nous d’autres occupations que prendre soin de nous ? Pensez un peu : avant, les femmes broyaient du noir à ne rien faire, prenez Tourguenev, prenez Marc Krinitski. Maintenant, on trouve à peine le temps de se faire un masque aux oeufs… Donc, pour mercredi, vous ne mentez pas ?
Lida Non, pourquoi mentir ?
La cliente Les couturières sont d’horribles menteuses. Si j’étais un homme, je ne tomberais pour rien au monde amoureux de couturières. Allons, adieu.
Lida Au revoir.
La cliente (hésitante). Ma chère, puis-je vous poser une question ? Pourquoi ne vous épilez-vous pas les sourcils ? Je suis certaine que vous seriez plus intéressante.
Lida Je ne sais pas, vraiment. J’essaierai.
La cliente Laissez, je vais vous arranger ça tout de suite. (Elle sort une pince à épiler de son sac à main.) Asseyez-vous une minute.
Lida (elle s’assied). Ce serait peut-être mieux la prochaine fois ?

Maria Ivanovna lance un regard courroucé...

La cliente Pourquoi la prochaine fois ? (Elle arrache quelques sourcils.) Voilà, tout ça était vraiment en trop.
Lida Ça me fait un peu mal.
La cliente Un instant, un instant. Dans la vie, l’essentiel est de ne pas se laisser envahir. Les moustaches ne sont pas à la mode, et les sourcils fournis, qui sont en Russie le summum de la beauté, ne font que vieillir. Une de mes amies a un peu de barbe… Il faut arracher, arracher,et surtout, être impitoyable. (Elle arrache.) Il paraît qu’à Vienne, ils ont inventé un appareil…
Lida Aïe !
La cliente Ce n’est rien, vous verrez, cela donnera de la fraîcheur à votre visage.

On sonne.

Lida Pardon, il y a quelqu’un. (Elle sort.)

Pause.Maria Ivanovna coud.

La cliente Bon eh bien. Ma foi, je vais y aller. J’épilerai l’autre mercredi prochain. Adieu, Maria Ivanovna. J’ai l’honneur de vous saluer. (Elle sort.)
Lida (elle revient, s’assied et se met à coudre). C’était encore au sujet de la petite annonce pour la chambre. Je suis sûre que nous avons eu tort de la louer si vite. On aurait eu le choix. Vous entendez, Maria Ivanovna ? C’était une vieille dame, tellement charmante. “Est-il possible qu’elle soit déjà louée ?” disait-elle. Elle était tellement contrariée ! Et moi aussi, j’étais contrariée. Qui sait seulement si cette petite paiera le loyer ? Elle danse toute nue, Maria Ivanovna.
Maria Ivanovna Qu’est-ce que vous dites de Cranach ? Elle s’achète cinq mètres de velours et elle pense qu’on va la mettre dans un musée.
Lida Vous ne m’écoutez pas, Maria Ivanovna. Pensez donc un peu : elle danse nue aux Folies-Bergères. Elle est toute gentille, toute fine. Répétition le matin et spectacle le soir. Elle dit que ses parents sont en Bulgarie, et elle,elle tourne dans des théâtres depuis l’âge de quinze ans, elle a même été en Australie… Enfin, ça la regarde. Et tous ces gens qui sont venus après elle : un ancien gouverneur, il avait l’air très calme, il recollait des bibelots, des souvenirs. Un autre monsieur et son épouse, très tranquilles, ça se voyait tout de suite. Et à l’instant, cette dame. Quand on pense à tous ces inconnus qui vivent sur terre. On vit et on n’y pense pas. A l’avenir, si je m’ennuie, je n’hésiterai pas à passer une nouvelle annonce dans le journal : piano à vendre, par exemple, ou quelque chose dans ce goût-là. Ça réchauffe le coeur… Et l’Australie, encore.Mon Dieu!
Maria Ivanovna C’est très bien, qu’elle vive toute nue : ça fait moins de lessive.
Lida L’Australie… Et ils sont tous différents. Les uns aiment ceci, les autres aiment cela. Ils arrivent, ils ont leurs exigences, celui-ci fait du café le matin, celui-là n’en veut pas. Et ils ont chacun leur destin. Et moi aussi, j’ai un destin. Et j’avais un rêve. Cette petite toute nue aussi a un rêve, sans aucun doute. Et beaucoup de cavaliers. Elle recevra des visites, n’est-ce pas, Maria Ivanovna?
Maria Ivanovna Qu’elle ait beaucoup ou peu de cavaliers, c’est une honte. Rares sont celles pour qui tout cela se termine bien. Pour les autres, c’est ignoble.
Lida J’ai parfois l’impression que pour moi, ça tourne justement à l’ignoble.
Maria Ivanovna Je pique ici, c’est bien ça?
Lida (elle examine longuement le tissu.) Vous faites un point sur deux, et vous dissimulez sous l’ourlet.

Pause.Elles cousent.

Maria Ivanovna Comment se fait-il que Piotr Andreevitch dorme si longtemps aujourd’hui ?
Lida Il est rentré tard, il s’est couché à huit heures. Il faisait déjà grand jour. Fédia et moi attendions la voiture. On commençait même à s’inquiéter...
Maria Ivanovna Comment la voiture peut-elle supporter tout ça ?
Lida La voiture peut tout supporter. Vous et moi, nous supportons bien.
On sonne.
Encore ? (Elle sort.)

La porte reste ouverte. On entend des voix :“Malheureusement”, “Nous l’avons louée ce matin”. (Elle rentre à reculons dans la pièce.)

Non, nous n’avons pas d’autre chambre. Il n’y avait que celle-là.
Laoug (il entre). Quel dommage ! C’est toujours comme ça, avec moi. Ce n’est pas que je ne sois pas “dans ce monde”, ou que je sois particulièrement distrait, pas du tout. Simplement, vraisemblablement, simplement je tombe toujours au mauvais moment. Pardonnez-moi, peut-être y aura-t-il autre chose plus tard ?
Lida Non, c’est nous qui occupons les trois autres pièces. Laoug Quel grand appartement vous avez ! Vous avez certainement une nombreuse famille ?
Lida Non. Mon mari et moi, et puis Fiodor, et maintenant cette petite. Et ici, c’est l’atelier. Et voilà.
Laoug L’atelier, et comme il est grand, et confortable. Comme la lampe éclaire bien. (Il aperçoit soudain Maria Ivanovna,qui le regarde d’un air courroucé.) Pardon, permettez-moi de vous saluer… Laoug, Grigori Petrovitch. Maria Ivanovna (renfrognée) Mes respects.
Laoug (il s’assied discrètement) Vous savez, il y a affreusement longtemps que je ne suis pas entré dans un appartement. Moi, j’ai une mansarde. Et je ne rends pas de visites.
Lida Comment, à personne ?
Laoug (joyeusement) Evidemment ! Rendez-vous compte : je n’ai ni patrie, ni nationalité, ni véritable profession, ni, surtout, nom, ni famille. Chaque matin, je prends la même décision : acquérir quelque chose, au moins. Et puis vient le soir. Vous savez, cette heure où dans les rues tout est encore clair, où tout est bleu, mais les lumières brillent déjà, orangées, profondes. Je marche et je me dis : mérites-tu un tel bonheur ? Si en plus je croise un arbrisseau sur mon chemin, ou si c’est le printemps, par exemple, alors je perds entièrement la raison.
Lida Qu’y a-t-il de drôle à cela ?
Laoug Ne me questionnez pas comme ça. Tout le monde pose toujours des questions.
Lida Vous mangez tous les jours ?
Laoug (joyeusement) Evidemment ! Je donne des leçons, vous savez : je connais six langues, la mathématique, la physique. J’ai des enfants, j’ai des adultes, j’ai même un ingénieur, je l’aide. Lui et moi avons fait une découverte. Il a gagné beaucoup d’argent.
Lida Lui, pas vous.
Maria Ivanovna L’empoté !
Laoug (il rit) Evidemment ! Imaginez un peu l’étrangeté de mon destin : ma mère était mariée à un certain prince Cherski, mais je n’étais pas son fils.

Chourotchka entre doucement et s’arrête près du mur.

J’avais été conçu avant leur mariage, je ne vivais pas dans la maison, mais dans les dépendances, j’ai grandi, j’ai eu mes diplômes et j’ai enterré ma mère et mon beau-père la même année. Si vous m’aviez vu alors ! Révolution, toute la Russie qui grondait, et moi tout maigre, misérable, crétin, toujours dans mes sciences.

La première voisine entre par la porte ouverte et s’assied sans faire de bruit sur la chaise la plus proche. Lida tourne le dos au mur de droite, elle est tournée vers Laoug (Il s’adresse à elle.)

Et voilà qu’arrive une lettre. C’est mon véritable père,un homme du midi, un marchand ; il est installé à Téhéran depuis trente ans déjà, il a construit le chemin de fer, là-bas, il a reçu une médaille du shah de Perse. Et voici ce qu’il m’écrit :essayez, cher Monsieur, de venir me rejoindre, et je ne vous refuserai rien. Vous êtes mon unique fils, ne réfléchissez pas un instant et venez. Je vais à Rostov, je vais à Tiflis, je vais à Bakou. Nous sommes en 1920. Du fait de ma santé précaire, les gardes blancs ne m’enrôlent pas. Je cherche un moyen de passer la frontière. J’escalade des montagnes, je me retrouve chez des espèces de sauvages et c’est en simple chemise que je parviens enfin à Téhéran. Pardonnez-moi de vous faire un si long récit.

La deuxième voisine entre et reste à la porte.

Lida Continuez.
Laoug Ce qui se passe à Téhéran est absolument biblique :on égorge un mouton, on me couvre de fourrures, on fait bouillir des roses dans du sucre. Mon père a une femme, une Persane toute jeune, tout droit sortie de Hafiz. Une tourterelle, une colombe, des yeux immenses. Mais avant mon adoption légitime, avant la rectification du testament, cette colombe empoisonne mon père, et le jour-même des funérailles, des Asiates mielleux me questionnent poliment : qui suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quand est-ce que je compte vider les lieux ? Ce sont tous des parents de l’épouse, vous comprenez, des Perses hauts placés qui me laissent entendre qu’avec mes documents, je ne peux demeurer vivant en Perse.
Maria Ivanovna Mais quel empoté.
Chourotchka Oh, Seigneur, mais comment est-ce possible ? Laoug (à Lida) Vous ne croirez pas avec quoi je suis parti : j’avais dans mon porte-monnaie ce qui restait de ce que mon père m’avait donné pour mon installation. J’ai pris trois chemises que j’ai réussi à acheter, une paire de souliers. Et le costume est resté chez le tailleur, j’avais déjà fait deux essayages, il m’allait à ravir. Mais je n’avais pas de quoi le payer. On m’a donné deux vieux costumes de mon père, j’ai pris mes livres et je me suis mis en route. Et ce n’est qu’au bout de cinq ans que je me suis retrouvé à Paris.
Première voisine Mais vous auriez dû aller à la police ! Deuxième voisine Et la Persane a sûrement épousé un homme jeune avec vos millions…
Laoug (à toutes) Evidemment. Et il m’est encore arrivé une aventure à Paris, mais très triste. Vous tomberez sans doute d’accord avec moi qu’il est impossible de tomber amoureux d’une femme de Lettres ?
Première voisine C’est clairement impossible.
Lida En aucun cas.
Laoug Moi,c’est ce que j’ai fait. J’ai lu un jour par hasard un livre signé d’un nom d’homme. C’était un livre très surprenant :un roman sans en être un, plutôt une “nouvelle de pensées”, de même, vous vous souvenez, qu’existaient dans le temps des romans de lettres. J’ai écrit à ce monsieur : je n’attends rien de vous lui ai-je écrit, je veux simplement vous dire que vous lire fut pour moi une merveille et un ravissement. Arrive une lettre de remerciements. En fait,c’était une femme !
Chourotcha Ah,c’est passionnant !
Deuxième voisine Eh bien ça,alors !
Laoug Ce fut ma plus longue et unique sérieuse histoire d’amour. Nous nous sommes écrit pendant quatre ans. Je lui écrivais presque tous les jours, elle me répondait, disons, deux fois par mois. Je ne savais rien d’elle. C’est dans une librairie russe que l’on m’a dit qu’elle était jeune.
Lida Et vous ne vous êtes jamais rencontrés ?
Laoug Si, nous nous sommes rencontrés. Nous nous sommes rencontrés à la gare, elle quittait définitivement la France et m’avait enjoint de venir l’accompagner. Elle était tellement charmante avec moi, tellement charmante ! Evidemment, elle était jeune et même, elle avait un joli visage, mais ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ! Soudain, elle est devenue tout pour moi, et j’ai pleuré. Et alors, elle m’a raconté sa vie :pendant la période où nous nous étions écrit, elle avait divorcé de son mari, épousé un Anglais, et mis au monde une petite fille. Elle nageait dans le bonheur et elle m’a même promis d’utiliser un jour mes lettres, qui étaient pour elle, selon l’expression qu’elle a utilisée, un coffre rempli de Russie.
Maria Ivanovna Oh,l’empoté !

Longue pause.

Première voisine Allons, racontez encore une histoire ! Deuxième voisine Racontez la Perse.
Chourotchka Parlez-nous d’amour !
Laoug (il regarde Lida) D’amour ? Mais peut-être l’amour ne fait-il que commencer.
Lida Ce n’est pas l’amour.
Laoug Tout est amour.

La porte de la chambre à coucher s’ouvre et, dans un bâillement sonore, tout en s’étirant, entre Gastev

Gastev C’est bientôt le repas ? Nous avons des invités, à ce qu’il paraît ? Excusez-moi, je n’ai pas de cravate.

Lida se lève. Laoug se lève. Mouvement parmi les voisines. Laoug va discrètement vers les portes. Il sort. Maria Ivanovna sort derrière lui.

Bonjour,très chère, bonjour, ma beauté. Chourotchka, bonjour. Lida, quand est-ce qu’on casse la croûte ? Oh, mais j’ai trop dormi ! Il est plus de sept heures.
Première voisine Plus de sept heures ! (Elle sort en courant.)
Deuxième voisine Comme le temps a filé vite ! J’étais juste passée une minute vous rendre le moulin à café. (Elle le rend.)
Lida (elle prend machinalement le moulin) Mais où est ce monsieur ?
Gastev Quel monsieur ?
Lida Eh bien, celui qui était là à l’instant. Je ne connais pas son nom.
Deuxième voisine Oui, il racontait si bien, c’était passionnant. Allons, au revoir. (Elle sort.)
Lida Il était là à l’instant et il est soudain parti. Et je ne sais même pas comment il s’appelle.
Gastev (il bâille) Tu reçois des hommes que tu ne connais pas ?
Lida (elle déambule) Comment il est entré, je ne le comprends pas. Pourquoi l’ai-je laissé entrer ? Il n’y avait pas de chambre, et tout le monde était là, et lui…
Chourotchka (elle est restée là tout le temps,pensive) Ah, je n’ai aucune envie de partir, mais il le faut. (Elle sort lentement.)
Gastev Alors, le repas, il arrive ? Fiodor va bientôt rentrer. Lida (distraite) Il a raconté sa vie. On dirait un rêve.
Gastev Et qu’est-ce qu’on mange ? Je parie que ce sont des sau-cis-ques.
Lida Je crois qu’on dit des saucisses.
Gastev Je parie que ce sont des saucisques.
Lida Oui, des saucisses.
Gastev Si tes invités te racontent leur vie toute la journée, tu ne risques pas d’avoir le temps de préparer quoi que ce soit d’autre.
Lida Il est peut-être encore dans l’entrée. (Elle jette un coup d’oeil dans l’entrée.)
Gastev Ma foi, il va me voler mon manteau, en plus. Où est le journal de ce matin ?
Lida va dans la cuisine. (Il trouve le journal et s’assied à table.)
Pas de nouvelles ?
Lida (elle revient avec de la vaisselle et met la table) Il y a des élections au Mexique...
Gastev Je te demande si tu n’as pas de nouvelles.
Lida La générale khrappé a payé. (Elle pose cent francs sur la table.) Gastev les met dans sa poche.
Gastev (il savoure) Moi, j’ai tout un tas de nouvelles toute fraîches. D’abord, cette nuit, j’ai été hélé à Saint-Germain. Deux messieurs et une dame. Ils se sont tiré dessus à coups de revolver.
Lida (elle met le couvert) Comment se fait-il que Fiodor mette si longtemps ?
Gastev Il a dû rentrer dans des gens et on l’a emmené à l’hôpital.
Lida Ne parle pas comme ça.
Gastev Tout va s’éclaircir. Tu te souviens de ce film : elle est aux courses, et celui qu’elle aime est jockey. Il fait une chute de cheval, et elle se met à hurler au milieu de l’hippodrome elle se trahit devant toute la société.Toi c’est pareil, tu vas hurler et te trahir.
Lida Tais-toi, tes plaisanteries me font suffoquer.
Gastev (il rit) Allez, viens, viens ici. Viens que je t’embrasse. Ça me manque.
Lida (elle va vers lui) Malheureux homme, bon, grossier.(Elle pose sa main sur s a tête.)
Gastev Assieds-toi là. (Il l’assied sur ses genoux.) Tu comprends, ils se sont tiré dessus. Ils étaient deux, elle était seule. Le mari et l’amant, sans doute.

La porte d’entrée claque. On entend la voix de Fiodor “Me voici”. Gastev retient Lida. Elle veut s’échapper.

Je pense que c’était la jalousie, l’un des deux était jaloux de l’autre. Il a supporté, supporté et brusquement il a craqué.Tu comprends, elle était seule, et eux, ils étaient deux. (Il embrasse Lida)

Fiodor entre.

Fiodor Bonjour ! (Il se renfrogne.)

Lida s’échappe enfin et part dans la cuisine.

Gastev (il reprend le journal) Il paraît qu’il y a des élections au Mexique.
Fiodor Je suis fatigué. J’en ai assez. Aujourd’hui, une dame m’a balladé cinq heures dans toute la ville. Il y avait cent soixante-dix neuf francs au compteur quand on s’est quittés… Qu’est-ce qu’on mange ? Des saucisques, sûrement ?
Gastev Tu es perspicace. Et moi, le croiras-tu, je viens d’ouvrir l’oeil. Cette nuit, on m’a pris à Saint-Germain.

Ils s’assoient à table l’un en face de l’autre et prennent leur serviette. Lida apporte le plat. Pause.

Fiodor (moqueur) Lidia Nikolaevna, comment va votre petite santé ? Et qu’est-ce que c’est que cette expression tordue de votre visage ?

Lida remplit les assiettes et s’assoit. Ils mangent.

Lida Vous commencez à vous ressembler, l’un et l’autre.

Ils mangent.

Fiodor Vous vous êtes mise à faire des saucisques trop souvent.
Lida Il me semble qu’il faut dire…
Gastev Arrête de nous faire la leçon, Lida. Nous savons bien comment il faut dire.
Fiodor J’enlève le mannequin. Il me coupe l’appétit.
(Il enlève le mannequin.)
Gastev J’ai un cafard dans mon assiette.
Lida (effrayée) Où ça ?
Gastev (il rit) Je plaisantais.

Pause.Ils mangent.

Fiodor (il regarde Lida et éclate subitement de rire) Mais qu’est-ce que vous avez, Lidia Nikolaevna ? Qu’est-ce que c’est ? Mais vous vous êtes rasé un sourcil ?
Gastev Où ça ? Montre.
Fiodor Regarde, Piotr, Lidia Nikolaevna a un sourcil en moins. Je n’ai jamais rien vu de plus drôle.
Gastev (il rit) Ça rend le visage complètement ridicule ! Fiodor C’est pour ça que c’est un peu tordu.
Lida Pourquoi m’offensez-vous ? (Elle pleure.)
Fiodor Personne ne vous offense, tout le monde vous aime. Lida Tu n’as pas honte, Pétia ?
Gastev Ce n’est pas moi, c’est lui…
Lida C’est vous deux !
Fiodor Lidia Nikolaevna, vous suivez terriblement la mode :ou bien c’est une robe neuve, ou un sourcil en moins. Gastev Ou vous recevez des inconnus.
Fiodor Ou vous changez de coiffure.
Lida (elle se lève) Je suis seule, et vous êtes deux. (Elle part dans la cuisine.)
Fiodor Ça, vous savez, chacun peut le dire de lui-même : je suis seul, et vous êtes deux.
Lida revient avec un plat.
Gastev Bien sûr, et moi aussi, on sait bien pourquoi… Allons, ne te fâche pas, Lida, laisse-nous manger tranquillement. Nous, nous rions, et toi, tu pleures.

Lida s’assoit. Pause. Ils mangent.

(à Fiodor) Elle a bien marché, aujoud’hui ?
Fiodor Très bien, mais à l’avant gauche, quelque chose a encore fait un bruit. Je pense qu’il faudra quand même l’apporter pour qu’on la vérifie. Et qu’on règle les freins, au fait.
Gastev Il faudra surveiller, quand ces bandits feront le graissage, qu’ils n’oublient pas de graisser la boîte de vitesse, sinon, ils ne le font jamais…
Fiodor Le phare droit ne marchait pas, cette nuit ?
Gastev Non. Je vais changer l’ampoule aujourd’hui.
Lida (elle enlève les assiettes et apporte le thé) J’aimerais bien m’inscrire dans une bibliothèque.
Gastev (à Fiodor) En général,ces ampoules durent assez longtemps.
Fiodor La dernière fois qu’on l’a changée, c’était il y a trois ans.
Lida ...pour lire des livres russes, des nouvelles, des romans. Qui sont les écrivains d’aujourd’hui ?
Gastev (à Fiodor) Même plus. Quatre ans, sans doute.
(Il boit le thé.)

Lida Si j’avais un million, je m’inscrirais dans une bibliothèque.
Fiodor Chut, écoute : Lidia Nikolaevna veut dire quelque chose d’intelligent.
Lida Je m’inscrirais dans une bibliothèque, le soir je jouerais sur un beau piano et je prendrais une bonne, ne fût-ce que deux jours par semaine.
Gastev Ce n’est pas la vie, c’est le paradis. (Il se lève.) Bien, j’y vais. Ce genre de discussion me donne des idées sombres. (Il tapote l’épaule de Lida) Au revoir, Lidka. Au revoir, Fiodor (Gaiement.) Si j’en ai vraiment envie, je peux revenir au milieu de la nuit, je vous préviens.

(Il sort.) Pause.


Lida (elle s’assoit) Ça y est, on a mangé.
Fiodor (il ramasse le journal que Gastev a laissé par terre) Alors,tu dis qu’il y a des élections au Mexique ?
Lida Fédia, tu sais, bientôt tu seras tout à fait lui, son double.
Fiodor Ça doit être une maladie que tu transmets.
Lida (effrayée) Bientôt,je vais vous confondre.

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