Comédie en trois actes
PERSONNAGES :
Gastev Piotr Andreevitch,
ancien lieutenant.
Lida,
sa femme, 35 ans.
Nikolaï Evguenevitch,
père de Lida
Fiodor Fiodorovitch,
locataire des Gastev
Grigori Petrovitch Laoug,
homme encore jeune,
mais portant une barbe.
Kissa,
danseuse, 18 ans.
Maria Ivanovna,
“deuxièmes mains”.
Une cliente.
Chourotchka.
Un jeune homme.
Première voisine.
Deuxième voisine.
Voisins...
L’action se passe à Paris de nos jours*.
Acte premier
La scène représente une pièce de l’appartement
des Gastev :c’est à la fois la salle à manger et l’atelier.
En face, une porte donnant sur l’entrée ,à droite, deux
portes : l’une donne sur les pièces intérieures, l’autre
sur la chambre de Kissa. Au fond une table, une machine
à coudre ; à droite, un mannequin sur son pied, à gauche
un miroir. Maria Ivanovna coud à table, elle fait face
au public. Une lampe est allumée. Une cliente essaie
un vêtement devant le miroir, Lida tourne, accroupie,
devant elle des épingles dans la bouche.
La cliente Ce n’est pas trop large ? Lida
Je vérifie tout de suite. (Elle tourne,accroupie,autour
de La cliente) La cliente (elle se
rengorge). Les seins nous sont donnés pour être
montrés. Lida Comme vous voudrez. La
cliente Je crois que là,il faut encore échancrer.Que
ce soit comme un Chranach. Lida Comme un
quoi ? La cliente Comme un Chranach.Le ventre
en avant.C’est la mode en ce moment. (Elle prend
la pose.) Lida C’est bien vrai.C’est
comme ça sur les dessins de mode. Maria
Ivanovna lance un regard courroucé.
Je crois que c’est droit maintenant.(Elle se lève,plante
quelques épingles.) La cliente Ah non,
ce coup-ci, c’est trop. Encore un brin… Non,c’est de
nouveau trop large. (Elle prend la pose.) Quand
on n’a plus vingt ans, il faut faire preuve d’habileté,
et quand on n’en a plus trente… Lida (indifférente).Vous
paraissez si jeune. La cliente Vraiment ?
(Elle remet sa robe.) D’ailleurs, si je n’étais
pas jeune, je ne serais pas entretenue, et sans être
entretenue, je ne serais pas ici, je ne me commanderais
pas de robes. Donc, c’est vrai. Et puis, qui ne paraît
pas jeune à Paris ? Ici, n’est-ce pas, c’est une industrie
nationale, la féminité ? Chez d’autres, c’est le café,
les charrues, le chanvre, alors qu’ici, c’est tout ça
! (Elle fait tourner son doigt autour de son nez.)
Lida C’est la pure vérité. La cliente
Et puis, avons-nous d’autres occupations que prendre
soin de nous ? Pensez un peu : avant, les femmes broyaient
du noir à ne rien faire, prenez Tourguenev, prenez Marc
Krinitski. Maintenant, on trouve à peine le temps de
se faire un masque aux oeufs… Donc, pour mercredi, vous
ne mentez pas ? Lida Non, pourquoi mentir
? La cliente Les couturières sont d’horribles
menteuses. Si j’étais un homme, je ne tomberais pour
rien au monde amoureux de couturières. Allons, adieu.
Lida Au revoir. La cliente (hésitante).
Ma chère, puis-je vous poser une question ? Pourquoi
ne vous épilez-vous pas les sourcils ? Je suis certaine
que vous seriez plus intéressante. Lida Je
ne sais pas, vraiment. J’essaierai. La cliente
Laissez, je vais vous arranger ça tout de suite. (Elle
sort une pince à épiler de son sac à main.) Asseyez-vous
une minute. Lida (elle s’assied).
Ce serait peut-être mieux la prochaine fois ?
Maria Ivanovna lance un regard courroucé...
La cliente Pourquoi la prochaine fois ?
(Elle arrache quelques sourcils.) Voilà, tout
ça était vraiment en trop. Lida Ça me fait
un peu mal. La cliente Un instant, un instant.
Dans la vie, l’essentiel est de ne pas se laisser envahir.
Les moustaches ne sont pas à la mode, et les sourcils
fournis, qui sont en Russie le summum de la beauté,
ne font que vieillir. Une de mes amies a un peu de barbe…
Il faut arracher, arracher,et surtout, être impitoyable.
(Elle arrache.) Il paraît qu’à Vienne, ils ont
inventé un appareil… Lida Aïe ! La
cliente Ce n’est rien, vous verrez, cela donnera
de la fraîcheur à votre visage. On sonne.
Lida Pardon, il y a quelqu’un.
(Elle sort.) Pause.Maria Ivanovna
coud.
La cliente Bon eh bien. Ma foi, je vais y
aller. J’épilerai l’autre mercredi prochain. Adieu,
Maria Ivanovna. J’ai l’honneur de vous saluer. (Elle
sort.)
Lida (elle revient, s’assied et se met à
coudre). C’était encore au sujet de la petite
annonce pour la chambre. Je suis sûre que nous avons
eu tort de la louer si vite. On aurait eu le choix.
Vous entendez, Maria Ivanovna ? C’était une vieille
dame, tellement charmante. “Est-il possible qu’elle
soit déjà louée ?” disait-elle. Elle était tellement
contrariée ! Et moi aussi, j’étais contrariée. Qui
sait seulement si cette petite paiera le loyer ? Elle
danse toute nue, Maria Ivanovna.
Maria Ivanovna Qu’est-ce que vous dites de
Cranach ? Elle s’achète cinq mètres de velours et
elle pense qu’on va la mettre dans un musée.
Lida Vous ne m’écoutez pas, Maria Ivanovna.
Pensez donc un peu : elle danse nue aux Folies-Bergères.
Elle est toute gentille, toute fine. Répétition le
matin et spectacle le soir. Elle dit que ses parents
sont en Bulgarie, et elle,elle tourne dans des théâtres
depuis l’âge de quinze ans, elle a même été en Australie…
Enfin, ça la regarde. Et tous ces gens qui sont venus
après elle : un ancien gouverneur, il avait l’air
très calme, il recollait des bibelots, des souvenirs.
Un autre monsieur et son épouse, très tranquilles,
ça se voyait tout de suite. Et à l’instant, cette
dame. Quand on pense à tous ces inconnus qui vivent
sur terre. On vit et on n’y pense pas. A l’avenir,
si je m’ennuie, je n’hésiterai pas à passer une nouvelle
annonce dans le journal : piano à vendre, par exemple,
ou quelque chose dans ce goût-là. Ça réchauffe le
coeur… Et l’Australie, encore.Mon Dieu!
Maria Ivanovna C’est très bien, qu’elle vive
toute nue : ça fait moins de lessive.
Lida L’Australie… Et ils sont tous différents.
Les uns aiment ceci, les autres aiment cela. Ils arrivent,
ils ont leurs exigences, celui-ci fait du café le
matin, celui-là n’en veut pas. Et ils ont chacun leur
destin. Et moi aussi, j’ai un destin. Et j’avais un
rêve. Cette petite toute nue aussi a un rêve, sans
aucun doute. Et beaucoup de cavaliers. Elle recevra
des visites, n’est-ce pas, Maria Ivanovna?
Maria Ivanovna Qu’elle ait beaucoup ou peu
de cavaliers, c’est une honte. Rares sont celles pour
qui tout cela se termine bien. Pour les autres, c’est
ignoble.
Lida J’ai parfois l’impression que pour moi,
ça tourne justement à l’ignoble.
Maria Ivanovna Je pique ici, c’est bien ça?
Lida (elle examine longuement le tissu.)
Vous faites un point sur deux, et vous dissimulez
sous l’ourlet.
Pause.Elles cousent.
Maria Ivanovna Comment se fait-il que Piotr
Andreevitch dorme si longtemps aujourd’hui ?
Lida Il est rentré tard, il s’est couché à
huit heures. Il faisait déjà grand jour. Fédia et
moi attendions la voiture. On commençait même à s’inquiéter...
Maria Ivanovna Comment la voiture peut-elle
supporter tout ça ?
Lida La voiture peut tout supporter. Vous et
moi, nous supportons bien.
On sonne.
Encore ? (Elle sort.)
La porte reste ouverte. On entend des voix :“Malheureusement”,
“Nous l’avons louée ce matin”. (Elle rentre à reculons
dans la pièce.)
Non, nous n’avons pas d’autre chambre. Il n’y avait
que celle-là.
Laoug (il entre). Quel dommage ! C’est
toujours comme ça, avec moi. Ce n’est pas que je ne
sois pas “dans ce monde”, ou que je sois particulièrement
distrait, pas du tout. Simplement, vraisemblablement,
simplement je tombe toujours au mauvais moment. Pardonnez-moi,
peut-être y aura-t-il autre chose plus tard ?
Lida Non, c’est nous qui occupons les trois
autres pièces. Laoug Quel grand appartement
vous avez ! Vous avez certainement une nombreuse famille
?
Lida Non. Mon mari et moi, et puis Fiodor,
et maintenant cette petite. Et ici, c’est l’atelier.
Et voilà.
Laoug L’atelier, et comme il est grand, et
confortable. Comme la lampe éclaire bien. (Il aperçoit
soudain Maria Ivanovna,qui le regarde d’un air courroucé.)
Pardon, permettez-moi de vous saluer… Laoug, Grigori
Petrovitch. Maria Ivanovna (renfrognée)
Mes respects.
Laoug (il s’assied discrètement) Vous
savez, il y a affreusement longtemps que je ne suis
pas entré dans un appartement. Moi, j’ai une mansarde.
Et je ne rends pas de visites.
Lida Comment, à personne ?
Laoug (joyeusement) Evidemment ! Rendez-vous
compte : je n’ai ni patrie, ni nationalité, ni véritable
profession, ni, surtout, nom, ni famille. Chaque matin,
je prends la même décision : acquérir quelque chose,
au moins. Et puis vient le soir. Vous savez, cette
heure où dans les rues tout est encore clair, où tout
est bleu, mais les lumières brillent déjà, orangées,
profondes. Je marche et je me dis : mérites-tu un
tel bonheur ? Si en plus je croise un arbrisseau sur
mon chemin, ou si c’est le printemps, par exemple,
alors je perds entièrement la raison.
Lida Qu’y a-t-il de drôle à cela ?
Laoug Ne me questionnez pas comme ça. Tout
le monde pose toujours des questions.
Lida Vous mangez tous les jours ?
Laoug (joyeusement) Evidemment ! Je
donne des leçons, vous savez : je connais six langues,
la mathématique, la physique. J’ai des enfants, j’ai
des adultes, j’ai même un ingénieur, je l’aide. Lui
et moi avons fait une découverte. Il a gagné beaucoup
d’argent.
Lida Lui, pas vous.
Maria Ivanovna L’empoté !
Laoug (il rit) Evidemment ! Imaginez
un peu l’étrangeté de mon destin : ma mère était mariée
à un certain prince Cherski, mais je n’étais pas son
fils.
Chourotchka entre doucement et s’arrête près
du mur.
J’avais été conçu avant leur mariage, je ne vivais
pas dans la maison, mais dans les dépendances, j’ai
grandi, j’ai eu mes diplômes et j’ai enterré ma mère
et mon beau-père la même année. Si vous m’aviez vu
alors ! Révolution, toute la Russie qui grondait,
et moi tout maigre, misérable, crétin, toujours dans
mes sciences.
La première voisine entre par la porte ouverte
et s’assied sans faire de bruit sur la chaise la plus
proche. Lida tourne le dos au mur de droite, elle
est tournée vers Laoug (Il s’adresse à elle.)
Et voilà qu’arrive une lettre. C’est mon véritable
père,un homme du midi, un marchand ; il est installé
à Téhéran depuis trente ans déjà, il a construit le
chemin de fer, là-bas, il a reçu une médaille du shah
de Perse. Et voici ce qu’il m’écrit :essayez,
cher Monsieur, de venir me rejoindre, et je ne vous
refuserai rien. Vous êtes mon unique fils, ne réfléchissez
pas un instant et venez. Je vais à Rostov, je vais
à Tiflis, je vais à Bakou. Nous sommes en 1920. Du
fait de ma santé précaire, les gardes blancs ne m’enrôlent
pas. Je cherche un moyen de passer la frontière. J’escalade
des montagnes, je me retrouve chez des espèces de
sauvages et c’est en simple chemise que je parviens
enfin à Téhéran. Pardonnez-moi de vous faire un si
long récit.
La deuxième voisine entre et reste à la porte.
Lida Continuez.
Laoug Ce qui se passe à Téhéran est absolument
biblique :on égorge un mouton, on me couvre de
fourrures, on fait bouillir des roses dans du sucre.
Mon père a une femme, une Persane toute jeune, tout
droit sortie de Hafiz. Une tourterelle, une colombe,
des yeux immenses. Mais avant mon adoption légitime,
avant la rectification du testament, cette colombe
empoisonne mon père, et le jour-même des funérailles,
des Asiates mielleux me questionnent poliment : qui
suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quand est-ce que
je compte vider les lieux ? Ce sont tous des parents
de l’épouse, vous comprenez, des Perses hauts placés
qui me laissent entendre qu’avec mes documents, je
ne peux demeurer vivant en Perse.
Maria Ivanovna Mais quel empoté.
Chourotchka Oh, Seigneur, mais comment est-ce
possible ? Laoug (à Lida) Vous ne croirez
pas avec quoi je suis parti : j’avais dans mon
porte-monnaie ce qui restait de ce que mon père m’avait
donné pour mon installation. J’ai pris trois chemises
que j’ai réussi à acheter, une paire de souliers.
Et le costume est resté chez le tailleur, j’avais
déjà fait deux essayages, il m’allait à ravir. Mais
je n’avais pas de quoi le payer. On m’a donné deux
vieux costumes de mon père, j’ai pris mes livres et
je me suis mis en route. Et ce n’est qu’au bout de
cinq ans que je me suis retrouvé à Paris.
Première voisine Mais vous auriez dû aller
à la police ! Deuxième voisine Et la Persane
a sûrement épousé un homme jeune avec vos millions…
Laoug (à toutes) Evidemment. Et il m’est
encore arrivé une aventure à Paris, mais très triste.
Vous tomberez sans doute d’accord avec moi qu’il est
impossible de tomber amoureux d’une femme de Lettres
?
Première voisine C’est clairement impossible.
Lida En aucun cas.
Laoug Moi,c’est ce que j’ai fait. J’ai lu un
jour par hasard un livre signé d’un nom d’homme. C’était
un livre très surprenant :un roman sans en être un,
plutôt une “nouvelle de pensées”, de même, vous vous
souvenez, qu’existaient dans le temps des romans de
lettres. J’ai écrit à ce monsieur : je n’attends rien
de vous lui ai-je écrit, je veux simplement vous dire
que vous lire fut pour moi une merveille et un ravissement.
Arrive une lettre de remerciements. En fait,c’était
une femme !
Chourotcha Ah,c’est passionnant !
Deuxième voisine Eh bien ça,alors !
Laoug Ce fut ma plus longue et unique sérieuse
histoire d’amour. Nous nous sommes écrit pendant quatre
ans. Je lui écrivais presque tous les jours, elle
me répondait, disons, deux fois par mois. Je ne savais
rien d’elle. C’est dans une librairie russe que l’on
m’a dit qu’elle était jeune.
Lida Et vous ne vous êtes jamais rencontrés
?
Laoug Si, nous nous sommes rencontrés. Nous
nous sommes rencontrés à la gare, elle quittait définitivement
la France et m’avait enjoint de venir l’accompagner.
Elle était tellement charmante avec moi, tellement
charmante ! Evidemment, elle était jeune et même,
elle avait un joli visage, mais ce n’est pas ça, ce
n’est pas ça ! Soudain, elle est devenue tout pour
moi, et j’ai pleuré. Et alors, elle m’a raconté sa
vie :pendant la période où nous nous étions écrit,
elle avait divorcé de son mari, épousé un Anglais,
et mis au monde une petite fille. Elle nageait dans
le bonheur et elle m’a même promis d’utiliser un jour
mes lettres, qui étaient pour elle, selon l’expression
qu’elle a utilisée, un coffre rempli de Russie.
Maria Ivanovna Oh,l’empoté !
Longue pause.
Première voisine Allons, racontez encore une
histoire ! Deuxième voisine Racontez la Perse.
Chourotchka Parlez-nous d’amour !
Laoug (il regarde Lida) D’amour ? Mais
peut-être l’amour ne fait-il que commencer.
Lida Ce n’est pas l’amour.
Laoug Tout est amour.
La porte de la chambre à coucher s’ouvre et, dans
un bâillement sonore, tout en s’étirant, entre Gastev
Gastev C’est bientôt le repas ? Nous avons
des invités, à ce qu’il paraît ? Excusez-moi, je n’ai
pas de cravate.
Lida se lève. Laoug se lève. Mouvement parmi les
voisines. Laoug va discrètement vers les portes. Il
sort. Maria Ivanovna sort derrière lui.
Bonjour,très chère, bonjour, ma beauté. Chourotchka,
bonjour. Lida, quand est-ce qu’on casse la croûte
? Oh, mais j’ai trop dormi ! Il est plus de sept heures.
Première voisine Plus de sept heures ! (Elle
sort en courant.)
Deuxième voisine Comme le temps a filé vite
! J’étais juste passée une minute vous rendre le moulin
à café. (Elle le rend.)
Lida (elle prend machinalement le moulin)
Mais où est ce monsieur ?
Gastev Quel monsieur ?
Lida Eh bien, celui qui était là à l’instant.
Je ne connais pas son nom.
Deuxième voisine Oui, il racontait si bien,
c’était passionnant. Allons, au revoir. (Elle sort.)
Lida Il était là à l’instant et il est soudain
parti. Et je ne sais même pas comment il s’appelle.
Gastev (il bâille) Tu reçois des hommes
que tu ne connais pas ?
Lida (elle déambule) Comment il est
entré, je ne le comprends pas. Pourquoi l’ai-je laissé
entrer ? Il n’y avait pas de chambre, et tout le monde
était là, et lui…
Chourotchka (elle est restée là tout le
temps,pensive) Ah, je n’ai aucune envie de partir,
mais il le faut. (Elle sort lentement.)
Gastev Alors, le repas, il arrive ? Fiodor
va bientôt rentrer. Lida (distraite)
Il a raconté sa vie. On dirait un rêve.
Gastev Et qu’est-ce qu’on mange ? Je parie
que ce sont des sau-cis-ques.
Lida Je crois qu’on dit des saucisses.
Gastev Je parie que ce sont des saucisques.
Lida Oui, des saucisses.
Gastev Si tes invités te racontent leur vie
toute la journée, tu ne risques pas d’avoir le temps
de préparer quoi que ce soit d’autre.
Lida Il est peut-être encore dans l’entrée.
(Elle jette un coup d’oeil dans l’entrée.)
Gastev Ma foi, il va me voler mon manteau,
en plus. Où est le journal de ce matin ?
Lida va dans la cuisine. (Il trouve le journal
et s’assied à table.)
Pas de nouvelles ?
Lida (elle revient avec de la vaisselle
et met la table) Il y a des élections au Mexique...
Gastev Je te demande si tu n’as pas de nouvelles.
Lida La générale khrappé a payé. (Elle pose
cent francs sur la table.) Gastev les met dans sa
poche.
Gastev (il savoure) Moi, j’ai tout un
tas de nouvelles toute fraîches. D’abord, cette nuit,
j’ai été hélé à Saint-Germain. Deux messieurs et une
dame. Ils se sont tiré dessus à coups de revolver.
Lida (elle met le couvert) Comment se
fait-il que Fiodor mette si longtemps ?
Gastev Il a dû rentrer dans des gens et on
l’a emmené à l’hôpital.
Lida Ne parle pas comme ça.
Gastev Tout va s’éclaircir. Tu te souviens
de ce film : elle est aux courses, et celui qu’elle
aime est jockey. Il fait une chute de cheval, et elle
se met à hurler au milieu de l’hippodrome elle se
trahit devant toute la société.Toi c’est pareil, tu
vas hurler et te trahir.
Lida Tais-toi, tes plaisanteries me font suffoquer.
Gastev (il rit) Allez, viens, viens
ici. Viens que je t’embrasse. Ça me manque.
Lida (elle va vers lui) Malheureux homme,
bon, grossier.(Elle pose sa main sur s a tête.)
Gastev Assieds-toi là. (Il l’assied sur
ses genoux.) Tu comprends, ils se sont tiré dessus.
Ils étaient deux, elle était seule. Le mari et l’amant,
sans doute.
La porte d’entrée claque. On entend la voix de
Fiodor “Me voici”. Gastev retient Lida. Elle veut
s’échapper.
Je pense que c’était la jalousie, l’un des deux était
jaloux de l’autre. Il a supporté, supporté et brusquement
il a craqué.Tu comprends, elle était seule, et eux,
ils étaient deux. (Il embrasse Lida)
Fiodor entre.
Fiodor Bonjour ! (Il se renfrogne.)
Lida s’échappe enfin et part dans la cuisine.
Gastev (il reprend le journal) Il paraît
qu’il y a des élections au Mexique.
Fiodor Je suis fatigué. J’en ai assez. Aujourd’hui,
une dame m’a balladé cinq heures dans toute la ville.
Il y avait cent soixante-dix neuf francs au compteur
quand on s’est quittés… Qu’est-ce qu’on mange ? Des
saucisques, sûrement ?
Gastev Tu es perspicace. Et moi, le croiras-tu,
je viens d’ouvrir l’oeil. Cette nuit, on m’a pris
à Saint-Germain.
Ils s’assoient à table l’un en face de l’autre
et prennent leur serviette. Lida apporte le plat.
Pause.
Fiodor (moqueur) Lidia Nikolaevna, comment
va votre petite santé ? Et qu’est-ce que c’est que
cette expression tordue de votre visage ?
Lida remplit les assiettes et s’assoit. Ils mangent.
Lida Vous commencez à vous ressembler, l’un
et l’autre.
Ils mangent.
Fiodor Vous vous êtes mise à faire des saucisques
trop souvent.
Lida Il me semble qu’il faut dire…
Gastev Arrête de nous faire la leçon, Lida.
Nous savons bien comment il faut dire.
Fiodor J’enlève le mannequin. Il me coupe l’appétit.
(Il enlève le mannequin.)
Gastev J’ai un cafard dans mon assiette.
Lida (effrayée) Où ça ?
Gastev (il rit) Je plaisantais.
Pause.Ils mangent.
Fiodor (il regarde Lida et éclate subitement
de rire) Mais qu’est-ce que vous avez, Lidia Nikolaevna
? Qu’est-ce que c’est ? Mais vous vous êtes rasé un
sourcil ?
Gastev Où ça ? Montre.
Fiodor Regarde, Piotr, Lidia Nikolaevna a un
sourcil en moins. Je n’ai jamais rien vu de plus drôle.
Gastev (il rit) Ça rend le visage complètement
ridicule ! Fiodor C’est pour ça que c’est un
peu tordu.
Lida Pourquoi m’offensez-vous ? (Elle pleure.)
Fiodor Personne ne vous offense, tout le monde
vous aime. Lida Tu n’as pas honte, Pétia ?
Gastev Ce n’est pas moi, c’est lui…
Lida C’est vous deux !
Fiodor Lidia Nikolaevna, vous suivez terriblement
la mode :ou bien c’est une robe neuve, ou un
sourcil en moins. Gastev Ou vous recevez des
inconnus.
Fiodor Ou vous changez de coiffure.
Lida (elle se lève) Je suis seule, et
vous êtes deux. (Elle part dans la cuisine.)
Fiodor Ça, vous savez, chacun peut le dire
de lui-même : je suis seul, et vous êtes deux.
Lida revient avec un plat.
Gastev Bien sûr, et moi aussi, on sait bien
pourquoi… Allons, ne te fâche pas, Lida, laisse-nous
manger tranquillement. Nous, nous rions, et toi, tu
pleures.
Lida s’assoit. Pause. Ils mangent.
(à Fiodor) Elle a bien marché, aujoud’hui ?
Fiodor Très bien, mais à l’avant gauche, quelque
chose a encore fait un bruit. Je pense qu’il faudra
quand même l’apporter pour qu’on la vérifie. Et qu’on
règle les freins, au fait.
Gastev Il faudra surveiller, quand ces bandits
feront le graissage, qu’ils n’oublient pas de graisser
la boîte de vitesse, sinon, ils ne le font jamais…
Fiodor Le phare droit ne marchait pas, cette
nuit ?
Gastev Non. Je vais changer l’ampoule aujourd’hui.
Lida (elle enlève les assiettes et apporte
le thé) J’aimerais bien m’inscrire dans une bibliothèque.
Gastev (à Fiodor) En général,ces ampoules
durent assez longtemps.
Fiodor La dernière fois qu’on l’a changée,
c’était il y a trois ans.
Lida ...pour lire des livres russes, des nouvelles,
des romans. Qui sont les écrivains d’aujourd’hui ?
Gastev (à Fiodor) Même plus. Quatre
ans, sans doute.
(Il boit le thé.)
Lida Si j’avais un million, je m’inscrirais
dans une bibliothèque.
Fiodor Chut, écoute : Lidia Nikolaevna veut
dire quelque chose d’intelligent.
Lida Je m’inscrirais dans une bibliothèque,
le soir je jouerais sur un beau piano et je prendrais
une bonne, ne fût-ce que deux jours par semaine.
Gastev Ce n’est pas la vie, c’est le paradis.
(Il se lève.) Bien, j’y vais. Ce genre de discussion
me donne des idées sombres. (Il tapote l’épaule
de Lida) Au revoir, Lidka. Au revoir, Fiodor (Gaiement.)
Si j’en ai vraiment envie, je peux revenir au milieu
de la nuit, je vous préviens.
(Il sort.) Pause.
Lida (elle s’assoit) Ça y est, on a
mangé.
Fiodor (il ramasse le journal que Gastev
a laissé par terre) Alors,tu dis qu’il y a des
élections au Mexique ?
Lida Fédia, tu sais, bientôt tu seras tout
à fait lui, son double.
Fiodor Ça doit être une maladie que tu transmets.
Lida (effrayée) Bientôt,je vais vous confondre.
...............
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