Pour la quasi-totalité de l'opinion publique et des
médias en Israël comme en France, l'échec de Camp
David est imputable au président Arafat qui aurait
refusé là une occasion de paix unique, une offre exceptionnellement
généreuse et provoqué par ce refus la deuxième intifada
et sa répression sans mesure. En refusant cette "main
tendue" de Barak, Arafat est apparu comme un maximaliste,
un guerrier qui ne sait pas, ne veut pas ou ne peut
pas devenir un chef d'Etat pragmatique. L'échec de
Camp David a été utilisé pour discréditer définitivement
l'autorité palestinienne et faire de son leader l'incarnation
d'une volonté jamais renoncée de détruire Israël.
En quoi consistait l'offre "généreuse" de Barak
?
Israël se retirait de l'ensemble des territoires
à l'exception de dix pour cent de ceux-ci, ces dix
pour cent étaient compensés par un échange de terres
de superficie égale prises sur le territoire israélien.
Le plan prévoyait donc le démantèlement d'un grand
nombre de colonies et préservait Jérusalem-Est comme
capitale du futur Etat palestinien. La proposition
apparaissait équitable, le plan conforme aux aspirations
des Palestiniens, l'occasion historique. Une paix
juste à portée de la main.
Mais il faut regarder Camp David de plus près. Que
l'on donne seulement la parole aux "Peace makers"
en charge de l'urbanisme ou des routes ou de l'eau,
qu'on écoute les commentaires du mouvement israélien
pour la paix "Gush Shalom" et l'on verra une autre
réalité. La communication du gouvernement israélien
a présenté sa vision de l'échec du sommet avec des
cartes qui ne reflètent aucune réalité humaine sur
le terrain.
En effet, ces "seulement dix pour cent" incluaient
les "routes de contournement", la ligne verte (c'est-à-dire
la frontière avec Israël), la rive gauche du Jourdain
(la frontière avec la Cisjordanie), les points les
plus fertiles, ceux qui permettent la maîtrise de
l'eau et enfin, et surtout, les colonies qui entourent
Jérusalem, dont la tentaculaire Maale Adumim.
Le gouvernement Barak réinventait la ruse de la reine
Didon. Cette reine, qui ne pouvait conserver de sa
patrie que la taille d'une couverture, eut l'idée
ingénieuse de découper cette superficie en fines bandelettes
encerclant un territoire dix fois plus grand.
Enoncée uniquement en termes superficiels, la proposition
semblait honnête. Sur le terrain, elle privait l'Etat
palestinien de ses frontières extérieures, quadrillait
son territoire de frontières intérieures (sous l'euphémisme
de routes de contournement), excluait ses ressources
naturelles et faisait de Jérusalem-Est une enclave
encerclée de colonies surpuissantes, sans aucun développement
possible et sans lien avec le reste du futur Etat
palestinien. Avec seulement dix pour cent du territoire,
Israël conservait une puissance d'occupation égale.
On comprend mieux le refus des Palestiniens qui auraient
accepté un Etat résolument vide de sens et auraient
ainsi entériné les conquêtes de la décade précédente
gagnées en dépit d'Oslo, du droit international et
des résolutions de l'ONU. Les Palestiniens auraient
signé devant et pour l'histoire une reddition humiliante
et l'acceptation d'une vie indigne.
Rappelons que le gouvernement de Barak a développé
la colonisation comme aucun de ses prédécesseurs et
que, à bien des égards, la vie dans les territoires
a été encore plus difficile en période de paix. Comme
si Israël faisait payer la signature d'Oslo d'une
suite de mesures sur le terrain plus humiliantes que
précédemment. Les checkpoints se sont multipliés
ainsi que les routes réservées aux colons, les assèchements
de puits, les destructions de maisons, etc. Le découpage
de la Cisjordanie et de Gaza en trois zones A, B,
C dont seulement la zone A était sous autonomie palestinienne
devait être une étape du processus de paix ; il s'est
avéré être un moyen d'oppression efficace laissant
la circulation à l'intérieur des territoires entièrement
soumise à la volonté de Tsahal.
Sait-on quelle réalité cache le mot checkpoint,
somme toute assez anodin pour celui qui n'a pas partagé
le vécu des Palestiniens ? Un soldat ordonnant dans
un porte-voix que les femmes et les hommes traversent
la zone en deux files distinctes et à genoux. Ailleurs
un checkpoint intimait aux Palestiniens de
se déshabiller entièrement et de franchir nus les
longs trajets qui les séparaient de leurs lieux de
travail. Des femmes contraintes d'accoucher dans des
conditions indignes parce qu'on ne les laisse pas
rejoindre l'hôpital le plus proche, pas plus que certains
blessés. Tandis qu'une voiture de colon passe lentement,
des centaines d'hommes et de femmes attendent quotidiennement
entassés dans des camions qu'on leur laisse le droit
ou pas de regagner leurs habitations. Des étudiants
défiant les mitrailleuses pour se rendre à l'université
de Bir Zeit. Et ces longs corridors de barbelés dans
lesquels durant des heures attendent les travailleurs.
Au camp de Khân Younis à Gaza, un gigantesque mur
de béton avance implacablement de jour en jour, détruisant
pâté de maisons après pâté de maisons, pilonnés incessamment
du haut d'un mirador, tandis qu'à quelques mètres,
protégés, fleurissent les piscines et les plages réservées
aux colons, les gazons parfaits des hôtels de luxe
pour Européens. A Rafah au sud de Gaza une longue
bande de dix mètres de profondeur gagnée sur des maisons
démolies barre la frontière égyptienne jusqu'à la
mer. La nuit, une mitrailleuse à infrarouge tire sur
toute lampe allumée, automatiquement, sans qu'aucun
soldat n'ait besoin d'appuyer sur la gâchette.
Ce ne sont que des exemples épars d'une vie dégradante
imposée non pas pendant la guerre mais durant le processus
de paix par les gouvernements de gauche comme par
ceux de droite. Durant Oslo, les enjeux militaires
sont dissimulés dans les enjeux immobiliers, mais
les colonies sont avant tout construites dans des
zones stratégiques, sites dominants, points d'eau,
accès à la mer ou aux frontières, architecturalement
conçues comme des forteresses. Les routes dites de
contournement entourées d'infranchissables ravins,
d'éclairages puissants, ont aussi leur rôle à jouer,
jusqu'à la moindre station-service, dans la stratégie
militaire. Le paysage lui-même reflète une réalité
stratégique, la destruction de l'écosystème ;
le remodelage des collines, les plantations de sapins,
les cours d'eau détournés, sont autant d'armes de
guerre.
Le clivage gauche/droite en Israël n'a rien à voir
avec ce que nous appelons ici la droite et la gauche.
La gauche israélienne est laïque, la droite est religieuse
et a su prêter l'oreille aux Juifs orientaux, mais
il y a entente et coalition sur la certitude qu'il
faut se débarrasser "des populations arabes" (le nom
de Palestinien est dénié), les moyens proposés seuls
diffèrent, expulsion radicale pour la droite dans
la continuité de 1948, camps de plus en plus petits
pour la gauche, dans la logique de 1967. Le concept
de 1967 est d'occuper sans annexer, de laisser une
autonomie mais sous contrôle militaire, en un mot
d'occuper le plus grand nombre de territoires sans
s'aliéner les populations qui y vivent (il s'agit
bien sûr de préserver la balance démographique d'un
Etat juif). Sharon, lui, se réfère presque toujours
dans ses prises de parole à la guerre de 1948 non
à celle de 1967, ce qui signifie clairement l'expulsion
des Arabes, par exemple vers la Jordanie.
Revenons maintenant sur Taba. Ces deuxièmes négociations,
pour être imparfaites, ont été une ouverture historique
véritable. Les propositions d'Israël étaient revues
à la baisse mais suivant le même principe, peu de
superficie mais répartie de telle manière que l'Etat
palestinien ne serait plus qu'un bantoustan. (les
dix pour cent devenaient cinq pour cent). Plus pragmatique
qu'on ne le dit, Arafat avait considéré ces propositions
comme une base de travail, c'est Barak qui après sa
défaite électorale a récusé le plan. Il faut ajouter
que la question des réfugiés avait trouvé elle aussi
un accord. Cette question toujours brandie par la
propagande comme le point d'achoppement de Camp David
n'était donc pas insoluble. Israël pour la première
fois reconnaissait à Taba sa responsabilité historique
dans l'exode des Palestiniens en 1948 et affirmait
chercher des dédommagements. Bien évidemment, ce retour
des réfugiés soumis à des quotas ne remettait pas
en cause le caractère résolument juif d'Israël. Abded
Rabbo (ministre de la culture d'Arafat) et Yossi Beilin
(ministre de la justice de Barak), négociateurs de
Taba, tentent aujourd'hui de faire entendre qu'un
plan de négociations tangible et juste existe et que
seuls les Israéliens s'y refusent.
Mais ne sommes-nous pas sortis de toute logique et
de toute analyse, voire de toute idéologie ? L'irrédentisme
israélien n'est plus seulement idéologique, il est
aussi l'uvre des promoteurs, c'est aussi l'argent
qui mène la guerre. L'imbrication des buts militaires
avec la visée aveugle des promoteurs est évidente.
Les uns ont besoin des autres, les uns sont esclaves
des autres, et conduits par les lobbies qui segmentent
la société israélienne. La purification ethnique en
Israël n'est pas comme en Bosnie le fait de soudards
galvanisés par une idéologie nationale d'un autre
âge, mais un projet froidement et scientifiquement
organisé, planifié de longue date, cartographié par
les satellites.
Sharon a commencé son plan d'expulsion, sa reprise
de la guerre de 1948, épouvantable plan d'une purification
ethnique avec son cortège d'horreurs. Rien ne peut
nous permettre de croire qu'il ne mettra pas en application
ses promesses. Déjà les prisonniers sont transférés
vers Gaza et des camps dans le désert, ce qui semble
confirmer une occupation de la Cisjordanie définitive
et la déportation de ses populations. Les Palestiniens
auront le choix de fuir ou de vivre sur leurs propres
terres mais privés de tous droits de citoyenneté.
Pour servir d'argument à sa conquête, il a besoin
des attentats du Hamas, Tsahal d'ailleurs ne bombarde
jamais les positions du Hamas, mais s'acharne systématiquement
sur toute entité nationale des Palestiniens. Ces attentats
arrivent toujours à point nommé à la veille d'une
nouvelle incursion. Sans pouvoir prouver que des liens
unissent Sharon et le Hamas, on peut reconnaître que
leurs intérêts se retrouvent dans la destruction de
l'Autorité palestinienne. Trois jours avant l'attentat
de Netanya, les habitants de Ramallah s'apprêtaient
déjà à l'offensive, ils faisaient provision de conserves,
de sucre et de bougies. C'est dire que la prise du
QG de l'Autorité palestinienne n'est en rien une riposte,
mais un véritable acte de guerre prévu de longue date.
"Le plan D" de Ben Gourion, cinquante ans plus tôt,
cette "solution finale au problème arabe" (sic),
est de nouveau à l'ordre du jour.
Le droit des Juifs à vivre en paix sur la terre
de leurs origines est une vérité incontestable, mais
cette vérité est devenue folle. Cette vérité se détruit
elle-même en ne reconnaissant pas cette terre pour
ce qu'elle est, hier comme aujourd'hui, le berceau
des religions clémentes, la mère d'une rédemption
pour toute l'humanité, le croisement des douleurs
et des espoirs communs de tous les peuples.
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