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"Il est encore temps : la résistance se poursuit en Palestine, malgré les décombres, sur les décombres. Et de Gaza à Jénine, pareils à des arbres, des hommes libres font face à la tempête qui cherche à les déraciner."

Une seule parole
par Elias Khoury
traduit de l'arabe par Rania Samara

Cher lecteur,

depuis de nombreuses années, j'écris des articles dans lesquels je ne cesse d'affirmer mon souhait d'aller à la rencontre des autres, pour approcher, avec eux, les multiples aspects de l'époque que nous vivons.

Pourtant, aujourd'hui, je me sens tout à fait incapable d'écrire un article, car je ne parviens plus à trouver un espace commun qui pourrait constituer le thème de ma rubrique. C'est pourquoi j'ai pensé adresser une lettre à chaque personne qui lit ces mots.

Ma missive est claire, simple, directe ; elle ne dit qu'une seule chose.

Demain, mon ami, dans un mois, un an, dix ans, où irons-nous puiser le courage de dire à nos enfants, à nos petits-enfants, à nos amis, que nous avons vécu, sans rien entreprendre, cet horrible crime qui se commet en Palestine ? C'est le comble de la honte, de la lâcheté, de l'humiliation.

Demain, nous ne pourrons pas excuser notre défection en disant que nous avons organisé des manifestations, écrit des articles ou signé des pétitions. Ce ne serait que de la complicité sous un vernis de bonne conscience.

Demain, nous ne pourrons pas dire que ce crime abominable, qui vise à écraser un peuple entier, à transformer sa vie en cauchemar et sa terre en géhenne, un peuple dont nous partageons la langue et la culture, les rêves et les craintes, n'a suscité en nous que larmes, tristesse, mélancolie et prostration. Ces sentiments, quoique sincères, ressemblent trop à l'ignominie des infâmes, à la mort de l'âme. Car, en ces temps de crimes, les sentiments de compassion et de lamentation ne sont pas de mise.

Demain, nous n'oserons pas nous regarder dans un miroir par crainte d'y croiser nos propres yeux ; nos yeux, qui avaient regardé l'armée israélienne en train de démolir les camps, les maisons et les rues, les chars Mirkava en train de broyer des cadavres, les blessés en train de se vider de leur sang jusqu'à en mourir, les cadavres en train de crier désespérément pour obtenir une sépulture !

Demain, nous serons frappés de cécité pour ne pas affronter nos propres regards, pour ne pas revoir ce que nous avions vu. Demain nous serons atteints de surdité pour ne pas réentendre ce que nous avions entendu. Demain, nos âmes s'anéantiront car elles ont été les témoins de ces atrocités et elles s'étaient contentées de paroles creuses.

Demain, cher lecteur, tu souhaiteras que s'abatte sur toi la nuit noire, parce que tu avais les yeux ouverts lorsqu'ils ont bandé les yeux de milliers de jeunes Palestiniens qui avaient eu l'audace de dire non à l'invasion barbare de leur pays.

Demain, tu auras des remords, mais tu ne trouveras même pas de ruines à pleurer.
Demain, tu ne constateras aucune perdition, car tu seras toi-même la perdition, la désolation et la mort.
C'est pourquoi, cher lecteur, nous devons trouver une solution avant qu'il ne soit trop tard.

Il est encore temps : la résistance se poursuit en Palestine, malgré les décombres, sur les décombres. Et de Gaza à Jénine, pareils à des arbres, des hommes libres font face à la tempête qui cherche à les déraciner.

Hier, mon ami, j'ai vu une image qui s'est gravée dans mon esprit, celle d'un jeune garçon d'à peine dix ans, brandissant le drapeau palestinien par-dessus les décombres qui ont enseveli ses parents et ses frères et sœurs. Il regardait au loin, au-delà de l'horizon ; j'ai eu la sensation que cet enfant représentait mon passé, mon présent et mon avenir.

Demain, mon ami, Israël poursuivra son œuvre de mort en Palestine. Pourtant la Palestine demeurera ferme, blessée certes, mais elle ne se lamentera pas, elle n'appellera pas un secours qui ne vient pas, elle se battra jusqu'à ce que Dieu se lasse de cette souffrance.

Non, mon ami, dorénavant aucune trêve n'est possible avec les barbares, non pas parce que nous refusons la paix, mais parce qu'ils sont encore assoiffés de sang. Devant nous, on nous promet la mort et derrière nous, s'amoncellent les décombres causés par leurs chars, leurs soldats et leurs avions.

Avant d'être rongés par le remords, il nous faut agir. Ce n'est pas trop tard, car le peuple palestinien est déterminé à mettre fin à l'humiliation et à l'occupation, il n'a pas renoncé, il ne renoncera pas.

Avant d'être rongé par le remords, le monde arabe doit exploser, de l'est à l'ouest. De l'Egypte au Maroc, de Beyrouth à Tunis, d'Amman à Riyad, le monde arabe doit secouer le joug de la répression, il doit relever la tête, sinon elle sera tranchée et foulée sous les pieds des barbares.

Avant d'être rongés par le remords, avant d'être dévorés par la honte du silence et de la complicité. Avant d'être brisés par l'humiliation et l'impuissance, il faut que notre rage contre les barbares et leurs alliés américains soit le pain qui nous nourrit, l'eau qui nous désaltère.

Seule la colère te permettra d'affirmer demain, cher lecteur, que, lorsqu'ils avaient tenté d'égorger la Palestine, tu avais été l'homme d'une seule parole, d'une seule volonté et que, digne descendant des hommes de liberté et de justice, tu avais assumé ton rôle en interdisant aux barbares d'immoler les valeurs de liberté et de justice, de transformer le monde arabe tout entier en cadavre sans sépulture.


paru dans Al-Quds, 23 avril 2002

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