Cher lecteur,
depuis de nombreuses années, j'écris des articles
dans lesquels je ne cesse d'affirmer mon souhait d'aller
à la rencontre des autres, pour approcher, avec eux,
les multiples aspects de l'époque que nous vivons.
Pourtant, aujourd'hui, je me sens tout à fait incapable
d'écrire un article, car je ne parviens plus à trouver
un espace commun qui pourrait constituer le thème
de ma rubrique. C'est pourquoi j'ai pensé adresser
une lettre à chaque personne qui lit ces mots.
Ma missive est claire, simple, directe ; elle ne dit
qu'une seule chose.
Demain, mon ami, dans un mois, un an, dix ans, où
irons-nous puiser le courage de dire à nos enfants,
à nos petits-enfants, à nos amis, que nous avons vécu,
sans rien entreprendre, cet horrible crime qui se
commet en Palestine ? C'est le comble de la honte,
de la lâcheté, de l'humiliation.
Demain, nous ne pourrons pas excuser notre défection
en disant que nous avons organisé des manifestations,
écrit des articles ou signé des pétitions. Ce ne serait
que de la complicité sous un vernis de bonne conscience.
Demain, nous ne pourrons pas dire que ce crime abominable,
qui vise à écraser un peuple entier, à transformer
sa vie en cauchemar et sa terre en géhenne, un peuple
dont nous partageons la langue et la culture, les
rêves et les craintes, n'a suscité en nous que larmes,
tristesse, mélancolie et prostration. Ces sentiments,
quoique sincères, ressemblent trop à l'ignominie des
infâmes, à la mort de l'âme. Car, en ces temps de
crimes, les sentiments de compassion et de lamentation
ne sont pas de mise.
Demain, nous n'oserons pas nous regarder dans un miroir
par crainte d'y croiser nos propres yeux ; nos yeux,
qui avaient regardé l'armée israélienne en train de
démolir les camps, les maisons et les rues, les chars
Mirkava en train de broyer des cadavres, les blessés
en train de se vider de leur sang jusqu'à en mourir,
les cadavres en train de crier désespérément pour
obtenir une sépulture !
Demain, nous serons frappés de cécité pour ne pas
affronter nos propres regards, pour ne pas revoir
ce que nous avions vu. Demain nous serons atteints
de surdité pour ne pas réentendre ce que nous avions
entendu. Demain, nos âmes s'anéantiront car elles
ont été les témoins de ces atrocités et elles s'étaient
contentées de paroles creuses.
Demain, cher lecteur, tu souhaiteras que s'abatte
sur toi la nuit noire, parce que tu avais les yeux
ouverts lorsqu'ils ont bandé les yeux de milliers
de jeunes Palestiniens qui avaient eu l'audace de
dire non à l'invasion barbare de leur pays.
Demain, tu auras des remords, mais tu ne trouveras
même pas de ruines à pleurer.
Demain, tu ne constateras aucune perdition, car tu
seras toi-même la perdition, la désolation et la mort.
C'est pourquoi, cher lecteur, nous devons trouver
une solution avant qu'il ne soit trop tard.
Il est encore temps : la résistance se poursuit en
Palestine, malgré les décombres, sur les décombres.
Et de Gaza à Jénine, pareils à des arbres, des hommes
libres font face à la tempête qui cherche à les déraciner.
Hier, mon ami, j'ai vu une image qui s'est gravée
dans mon esprit, celle d'un jeune garçon d'à peine
dix ans, brandissant le drapeau palestinien par-dessus
les décombres qui ont enseveli ses parents et ses
frères et sœurs. Il regardait au loin, au-delà de
l'horizon ; j'ai eu la sensation que cet enfant représentait
mon passé, mon présent et mon avenir.
Demain, mon ami, Israël poursuivra son œuvre de mort
en Palestine. Pourtant la Palestine demeurera ferme,
blessée certes, mais elle ne se lamentera pas, elle
n'appellera pas un secours qui ne vient pas, elle
se battra jusqu'à ce que Dieu se lasse de cette souffrance.
Non, mon ami, dorénavant aucune trêve n'est possible
avec les barbares, non pas parce que nous refusons
la paix, mais parce qu'ils sont encore assoiffés de
sang. Devant nous, on nous promet la mort et derrière
nous, s'amoncellent les décombres causés par leurs
chars, leurs soldats et leurs avions.
Avant d'être rongés par le remords, il nous faut
agir. Ce n'est pas trop tard, car le peuple palestinien
est déterminé à mettre fin à l'humiliation et à l'occupation,
il n'a pas renoncé, il ne renoncera pas.
Avant d'être rongé par le remords, le monde arabe
doit exploser, de l'est à l'ouest. De l'Egypte au
Maroc, de Beyrouth à Tunis, d'Amman à Riyad, le monde
arabe doit secouer le joug de la répression, il doit
relever la tête, sinon elle sera tranchée et foulée
sous les pieds des barbares.
Avant d'être rongés par le remords, avant d'être dévorés
par la honte du silence et de la complicité. Avant
d'être brisés par l'humiliation et l'impuissance,
il faut que notre rage contre les barbares et leurs
alliés américains soit le pain qui nous nourrit, l'eau
qui nous désaltère.
Seule la colère te permettra d'affirmer demain, cher
lecteur, que, lorsqu'ils avaient tenté d'égorger la
Palestine, tu avais été l'homme d'une seule parole,
d'une seule volonté et que, digne descendant des hommes
de liberté et de justice, tu avais assumé ton rôle
en interdisant aux barbares d'immoler les valeurs
de liberté et de justice, de transformer le monde
arabe tout entier en cadavre sans sépulture.
paru
dans Al-Quds, 23 avril 2002
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