La rue principale du camp de Jénine s'appelle la
rue du Retour. C'est là que les bulldozers ont détruit
toutes les maisons avec leurs habitants à l'intérieur.
Les soldats ont ensuite enterré les cadavres dans
la place du camp, puis comblé la fosse commune avec
du béton. Le journaliste français Pierre Barbancey,
qui a rapporté ce récit dans L'Humanité, a
senti l'odeur de la mort dans le camp de Jénine.
Mais selon d'autres enquêtes, en plus de la fosse
commune, des unités de l'armée de "défense" ont transporté
d'autres cadavres vers la rive du Jourdain, où ils
ont été enterrés. Le problème ne se
limite pas au nombre des victimes. Il réside aussi
dans la vision israélienne des choses, basée sur deux
hypothèses :
La première est que le fait de masquer les images
des morts aux caméras de télévision suffit pour effacer
le crime, ou pour l'annuler virtuellement ; c'est
pourquoi l'armée israélienne a interdit aux journalistes
l'entrée du camp sinistré, tout comme elle a empêché
les secouristes internationaux et palestiniens de
sauver les blessés.
L'absence d'image équivaut à l'absence de vérité.
C'est ce qu'ils ont déduit de l'expérience du massacre
de Sabra et Chatila. Le plus lamentable dans cette
affaire est la complicité honteuse qui se dessine
sous les traits des journalistes américains. En effet,
il ne m'est jamais arrivé de voir abaisser à ce point
un métier qui s'est transformé aux Etats-Unis en une
propagande à bas prix au service de l'allié israélien
: le correspondant de la télévision américaine se
tient comme un benêt devant un responsable israélien
qui lui explique pourquoi il ne doit pas faire son
métier ni remplir son devoir moral et le journaliste
acquiesce, hoche la tête, avale ses mots et ment.
La seconde hypothèse est qu'en cachant les morts on
les dépouille de leurs noms. L'armée israélienne nous
signifie que le peuple palestinien se compose d'individus
sans noms. Or, quand le nom n'est plus, la personne
elle-même disparaît aussi. C'est pourquoi il était
nécessaire d'enterrer les morts collectivement. Quant
à ceux qui n'ont pas été enterrés, leurs cadavres
devaient rester plus d'une semaine sous les décombres,
pour rendre leur reconnaissance plus difficile, voire
impossible.
Ces deux hypothèses ont déterminé les modalités de
l'invasion de la Cisjordanie : masquer le crime aux
médias, et séparer la victime de son nom, de sorte
que les morts deviennent des numéros. Deux hypothèses
qui sont liées au péché originel d'Israël qui n'a
pas cessé, depuis sa création, de se répéter. A chaque
massacre, on efface les noms des victimes du massacre
précédent. Les choses ont atteint le comble de l'horreur
dans le camp de Jénine.
Sauf que ce camp, grâce à sa longue résistance, a
d'une part transformé radicalement la lutte des Palestiniens
et, d'autre part, forcé la machine militaire israélienne
à dévoiler son véritable projet. A Jénine, les Palestiniens
ont appris la leçon de Sabra et Chatila. Les jeunes
y ont combattu jusqu'à la dernière balle, jusqu'à
la dernière goutte de sang. Ils ont compris que le
seul choix que leur offrait l'armée israélienne était
mourir ou... mourir. Ils ont donc combattu jusqu'à
la mort. Et, à leur tête, il y avait le chef des Bataillons
des martyrs d'al-Aqsa, Jamal Hawil, Abou Jandal, qui
est entré dans l'histoire, tout comme Ali Abou Tawq,
le chef du camp de Chatila pendant la guerre contre
les Palestiniens, qui a suivi le massacre de quelques
années […].
La bataille n'était militaire qu'au plan symbolique.
Les Palestiniens de Jénine savaient que le rapport
de forces était terriblement déséquilibré, mais ils
ont décidé de résister pour faire en sorte que les
noms ne disparaissent plus.
Les victimes des carnages deviennent des numéros.
En revanche, les résistants ont des noms qui donnent
aux lieux leur identité. C'est pourquoi la vraie bataille
de Jénine a commencé après la chute du camp. Les Israéliens
ont décidé de tuer les morts, d'anéantir les blessés.
C'est-à-dire qu'ils ont voulu que les Palestiniens
meurent deux fois, afin d'effacer le sens de leur
résistance, et d'en faire des êtres anonymes […].
Jénine retrouve le Nom palestinien, même dans les
fosses communes. Et quand les morts récupèrent leurs
noms, le meurtrier ne peut plus se dérober.
paru
dans Al-Quds al-'arabî, Londres le 16 avril
2002 ;
à paraître dans la Revue d'études palestiniennes
n° 84, été 2002
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