Bonsoir,
Je suis rentrée à Naplouse il y a une quinzaine de
jours, à la faveur d'un convoi humanitaire que l'on
croyait symbolique. On ne pensait pas dépasser le
premier check-point à la sortie de Jérusalem.
Arrivant finalement dans la ville fantôme, une psychiatre
de Médecins du monde et moi avons décidé de rester
une fois les cartons déchargés. On s'est installées
dans un bureau du Croissant-Rouge.
On s'est mises à travailler dans les hôpitaux, avec
les blessés. Au gré des mouvements des ambulances,
qui nous servaient de taxis (c'étaient les seuls véhicules
à pouvoir "circuler" un tant soit peu).
Voilà. Le siège est levé sur Naplouse (enfin, c'est
ce qu'on dit, mais les chars sont encore en action
dans certains faubourgs). On a pu rentrer "chez nous"
sur la colline d'en face… J'ai récupéré une partie
de mes affaires restées à Jérusalem. Dont l'ordinateur.
Pour la première fois de mon existence, j'ai regretté
de ne pas avoir quelque chose comme une caméra quand
j'attendais les ambulances sur l'esplanade du Croissant-Rouge.
Perchés sur le flanc de la colline, on voyait chaque
jour revenir les prisonniers relâchés du camp militaire
de Huwwara. Sept kilomètres à pied dans la poussière
de la route défoncée par les chars, avant qu'ils n'apparaissent
en bas, dans la vallée, passé l'angle du gouvernorat.
L'un derrière l'autre, en petits groupes, mains levées,
dos courbé, la pièce d'identité à la main, parfois
un lambeau de tee-shirt en forme de drapeau blanc.
Beaucoup montaient jusqu'au Croissant-Rouge pour s'enquérir
de la suite du chemin (bombardements ? chars ? patrouilles
?). Ce n'est que sur l'esplanade qu'ils osaient baisser
les bras, fermer leur carte d'identité et la remettre
dans leur poche.
S'il me fallait retenir une séquence, ce serait celle
de ces cortèges de jeunes hagards, brisés (la plupart
avaient été maltraités), affamés, poussiéreux, pleins
d'effroi (plusieurs se sont fait tirer dessus sur
la route, certains ont fini à l'hôpital), marchant
dans ce silence de mort entrecoupé de rafales ou du
fracas des bombardements.
A l'hôpital, on a retrouvé des blessés qui étaient
passés par le camp d'internement de Huwwara : les
ambulances qui les transportaient à l'hôpital (et
qui n'avaient pu les récupérer que deux jours après
qu'ils avaient été blessés, alors qu'ils étaient à
cinq minutes du Croissant- Rouge) ont été détournées
par les chars jusqu'à Huwwara. Les huit blessés entassés
dans les deux ambulances sont passés à l'interrogatoire.
Quatre seulement ont été "rendus". Ces quatre-là ont
le corps troué et calciné par les missiles qui se
sont abattus sur eux. Mais surtout : sur un bout de
peau indemne, sur le bras gauche, ils ont tous une
grosse marque rouge indélébile, une sorte de cercle
comme celui que l'on trouve sur les moutons de boucherie.
Trois d'entre eux ont une quinzaine d'années.
Tous ceux qui sont passés par Huwwara racontent que
les "wanted" (ceux qui, par définition, ne sont pas
"rendus") sont marqués d'un trait rouge sur l'arête
du nez.
A noter que les huit blessés cités plus haut étaient
accompagnés d'une voiture de la Croix-Rouge quand
on les a détournés vers Huwwara, après leur avoir
laissé perdre leur sang chez eux pendant deux jours...
Je ne sais pas si je dois continuer. Je pourrais raconter
toutes les histoires des blessés rencontrés ces deux
dernières semaines. Toutes sont plus horrifiantes
les unes que les autres. D'autant que chacune ne s'arrête
pas à la dernière horreur. Ce sont des récits de vies,
des empilements de calvaires, avec des ramifications
(le père, la mère, les frères, les surs...),
des choses qui se sédimentent, des blessures rouvertes.
Il faudrait raconter l'histoire à tiroirs du vieux
marchand de tomates qui dans la vieille ville, le
soir de l'invasion, voulait pousser sa charrette un
peu plus loin, histoire de vendre encore une poignée
de tomates avant de rentrer chez ses enfants. Il voit
un passant, il lui propose ses tomates. Non. Un voisin
lui dit "Laisse tomber, viens prendre un thé". Bon,
d'accord. Il grimpe quelques marches d'escalier...
et c'est l'explosion. Il ne sait pas d'où c'est venu,
à la verticale, à l'horizontale, il a vu du rouge,
du vert, du bleu... C'était le premier missile tombé
sur Naplouse. Le vieux marchand de tomates a le corps
brûlé à quatre-vingt pour cent. Seule la tête est
indemne. Il ne cesse de retracer le chemin de sa vie
besogneuse, semée d'embûches (emprisonnements en Israël
au temps du lycée), de malheurs (cinq frères morts
en bas âge, une mère schizophrène, qui succombe à
sa maladie, une sur qui devient elle aussi psychotique
alors qu'elle s'apprêtait à se marier après avoir
entendu quelqu'un dire dans sa future belle-famille
: "Faudrait pas qu'elle soit comme sa mère..."), une
vie de traîne-misère passée à essayer tous les petits
métiers du monde. La menuiserie était un beau métier
(à une époque lointaine, le vieux marchand de tomates
construisait même des petits bureaux de poste ambulants
pour les Israéliens), mais les impôts ne le laissaient
pas respirer. En poussant une charrette, il échapperait
aux impôts. Il se lance dans la chaussure, comme avait
fait son père. Mais les chaussures se vendent mal.
Il pense aux légumes. On n'achète pas des chaussures
tous les jours, mais a priori on mange tous
les jours. Il tente plusieurs sortes de légumes, avant
de se fixer sur les tomates, parce qu'au moins si
elles pourrissent ça n'est pas trop d'argent perdu...
Le vieux marchand de tomates est donc l'une des premières
victimes de cette dernière opération des hélicoptères
de Tsahal à Naplouse.
Sur son lit d'hôpital, théâtre des douleurs atroces
de sa peau et de ses os, il pense à sa mère, aux six
mois qu'elle a passés au lit avant de mourir. Il se
sent coupable de ne pas avoir compris à quel point
elle devait souffrir, d'avoir laissé sa femme s'occuper
d'elle. Il dit : "Je me remets en question."
De temps en temps, un blessé choisit de rire de son
sort, et du sort des autres. Saleh, quatorze ans (maigrichon,
il en fait dix) en a des hoquets.
"La dernière fois" (fin février, lors de l'invasion
du camp de Balata), il a eu "très très peur". Les
soldats ont envahi sa maison, confiné la famille dans
une pièce, et se sont installés dans l'escalier. Ils
rigolaient, festoyaient, buvaient "leur" café. Le
chat de Saleh est allé voir ce qui se passait dans
l'escalier. Il s'est mis à miauler. Un soldat l'a
imité. Dans la pièce, les enfants, prompts à la complicité,
se sont mis à rire eux aussi. Un instant plus tard,
le chat était abattu à la mitraillette.
La famille se réfugie un peu plus loin chez un oncle.
Mais un bulldozer, protégé par des chars, vient détruire
la maison. S'échappant dans la rue, Saleh voit un
soldat tuer un autre chat qui passait par là. La famille
va chez le grand-père. Le lendemain, elle retourne
dans la maison de l'oncle. Il ne reste plus que les
piliers et les étages. Plus de façades. La famille
dort quand même à l'intérieur. "C'était comme si on
dormait dehors."
(...)
Nouvelle invasion, de tout Naplouse cette fois-ci.
Des missiles s'abattent sur la maison du grand-père
à Balata. Le père, qui est à l'intérieur, est enfoui
jusqu'au cou sous les décombres. Il se retrouve à
l'hôpital, le corps dans le plâtre. Quelques jours
plus tard, Saleh marche dans une rue du camp. En bas,
dans la plaine, les chars se mettent à tirer. Une
roquette fait s'écrouler un pan de façade sur la main
de Saleh. Il perd deux doigts. A partir de là, c'est
comme une bande dessinée. Saleh se tord de rire :
dans la plaine, des gamins narguent les chars qui
viennent de tirer la roquette. L'un d'eux mâchonne
un bout de bois, faisant semblant de fumer, puis le
brandit en direction des chars, lesquels répliquent,
logeant une balle dans la jambe du garçon. "Ils ont
peur d'un bout de bois", s'esclaffe Saleh. Entrouvrant
la lucarne de sa salle de bains pour voir ce qui se
passe, un riverain se fait couper l'oreille par une
autre balle. Tout le monde se retrouve à l'hôpital
municipal. Saleh à côté de son père immobile, "Jour
de bois" et "L'homme à l'oreille coupée" dans la chambre
voisine.
Saleh assure que ces aventures l'ont guéri de la peur,
celle qu'il a eue quand il a "senti ses doigts partir".
Il espère sans doute que son père l'entendra.
A bientôt.
Stéphanie
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