Comme si c'était une guerre rien que pour faire la
guerre, sans autre but que de permettre qu'elle se
perpétue, puisque tout le monde sait que l'épée ne
pourra, cette fois encore, réduire l'âme d'un peuple.
Les Arabes ont proposé une paix globale à Israël,
en ne conservant qu'un cinquième du territoire de
notre patrie historique. Israël a répondu à cette
offre généreuse en déclarant, le lendemain, une guerre
totale.
Une fois encore, nous montrerons que nous sommes les
plus forts sur le plan moral puisque c'est la seule
chose que nous pouvons encore prouver ; le rapport
de forces continuera à s'imposer, en dépit de tous
les arguments intellectuels ou juridiques, jusqu'à
ce que l'on s'aperçoive que ceux qui ne peuvent répliquer,
parce que la paix est leur seul choix stratégique,
sont précisément dans l'impossibilité d'obtenir cette
paix !
Dans la noirceur de chaque nuit, des crimes ; dans
chaque rue, des cadavres ; sur chaque mur, du sang
qui hurle. On refuse aux vivants les droits les plus
élémentaires à seulement survivre, et les morts n'ont
même pas le repos de la tombe… Pourtant, malgré tout,
demeure la volonté d'un peuple qui n'a d'autre choix
que de résister. Et au milieu des battements de notre
cœur blessé, nous nous demandons combien de temps
il faudra applaudir à un Christ qui monte à son Golgotha
?
Est-ce parce que le conflit israélo-arabe ne concerne
plus que les seuls Palestiniens que l'on constate,
sur cette scène drapée de rouge et de noir, pareille
impuissance ? Il faut craindre que le cri d'Arafat
ne soit figé en icône car il est porteur d'une esthétique
du martyre qui dispense toute une nation du besoin
d'agir en ce Vendredi saint interminable. Parce que
les larmes soulagent le cœur, parce qu'elles lavent
le corps des morsures salées de la douleur, les téléspectateurs
arabes ont guetté en sanglotant la retransmission
en direct du héros tragique atteignant au couronnement
de sa destinée, celle qui parachèverait le mythe :
qu'il finisse en martyr, en martyr, en martyr…
Non, les Palestiniens n'ont certes pas besoin de ressentir
plus ce qui fait leur solitude, leur singularité,
et ils ne souhaitent pas jouer davantage encore le
rôle de victime expiatoire ! Ce qu'ils veulent, c'est
exister hors de la métaphore, vivre là où ils sont
nés, libérer ce morceau de terre qui est le leur,
cette part d'humanité qui est la leur, de l'emprise
des mythes et de la barbarie de l'occupation, du mirage
d'une paix qui ne leur a promis que la destruction.
Mais leur droit à vivre, leur droit à une existence
ordinaire, sur cette frange plus mince qu'un rêve
mais suffisamment large pour un cauchemar, est sous
le siège d'une réalité israélienne bardée de modernité
guerrière et de mythologie raciste.
Sous le siège aussi d'un décret américain qui, en
plaçant la destinée du monde entre les cornes d'un
taureau pris d'un galop fou, a supprimé toute distance
entre les Etats-Unis et Israël.
Sous le siège du suivisme absolu des Etats arabes,
tellement absolu qu'ils ne savent même plus quémander,
ni flatter une opinion publique en colère contre tout.
Et nous nous demandons combien de fois les Palestiniens
devront être assiégés pour que les Arabes sentent
qu'ils partagent le même destin, qu'ils sont eux aussi
assiégés et prisonniers, mais sans offrir la moindre
résistance… Les télévisions nous dispensent d'explication
dans chaque maison, c'est notre sang qui est versé,
dans chaque conscience. Ceux qui ne se sentent pas
palestiniens aujourd'hui, au plus profond de leur
cœur, ne reconnaîtront plus ce qui fonde leur identité,
non pas que les valeurs "oubliées", jour après jour,
au cours d'un processus de paix inique aient été retrouvées,
mais bien parce qu'à une logique étroite de pertes
et de profits, au pessimisme de la pensée, s'est substituée
la volonté d'affirmer l'unique sens de notre existence
: la liberté.
Les Palestiniens n'ont pas le choix : face au programme
d'anéantissement que s'est donné l'occupation israélienne,
largement dotée de subventions américaines, ils ont
choisi de résister, de faire front, à tout prix, le
dos au mur, les yeux tournés vers une lueur d'espoir,
une lueur qui, inexplicablement, continue à apparaître
grâce à leur courage.
Et nous nous demandons si, parmi ceux qui président,
là-haut, aux destinées du monde, on a changé d'avis…
L'homme de la rue a déjà sa réponse à cette fausse
question. Mais il en est une autre, que l'on ne pose
pas, et qui consiste à se demander si l'on peut encore
croire qu'il y a, dans cette région, un peuple de
trop, le peuple palestinien, pour la seule et unique
raison que le sang qu'il verse est un appel à la liberté,
dans un monde qui n'en veut pas car il ne recherche
rien d'autre que la stabilité de la servitude, subie
ou volontaire.
La guerre totale que les Israéliens livrent sur
la terre de Palestine, dans ce qui fait l'âme de la
Palestine, suscite bien des interrogations, en premier
lieu sur les relations arabo-israéliennes et arabo-américaines.
C'est Israël qui s'est empressé d'annoncer qu'il menait
cette guerre pour sa survie, que sa "guerre de fondation"
n'était pas encore achevée… Et quand donc le sera-t-elle
? Si cela veut dire quelque chose, c'est bien que
la liquidation du mouvement national palestinien demeure
à l'ordre du jour, y compris dans le contexte du processus
de paix, que les Palestiniens sont toujours menacés
dans leur existence.
C'est Israël qui nous incite à reprendre le combat
là où nous l'avons commencé, à reconsidérer, non sans
ironie, notre conception actuelle du conflit ; c'est
lui également qui a déclaré la guerre à la paix, telle
qu'elle avait été conçue. Qu'y a-t-il donc pour menacer
son existence et le pousser à la défendre avec une
telle sauvagerie ? Serait-ce la guerre que les Arabes
ne lui déclarent pas ou bien la paix qu'ils lui proposent
?
Il faut que subsiste le mensonge pour que la société
israélienne puisse continuer à faire bloc autour de
ses mythes fondateurs, pour que l'on continue à défigurer
la nature du combat entre une occupation qui touche
à sa fin et une résistance qui s'approche de la victoire.
L'occupation serait-elle une condition essentielle
de l'existence d'Israël ?…
Notre seul salut passe par la défense de notre existence,
en tant que Palestiniens, en tant qu'êtres humains
; la défense des "frontières" de cette existence,
quand bien même nous avons le dos au mur… Nous n'avons
pas le choix, pas le choix…
paru
dans Al-Safir, Beyrouth le 5 avril 2002 ;
à paraître dans la Revue d'études palestiniennes,
n° 84, été 2002
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