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Né en 1940 en Nouvelle-Angleterre, Russell Banks est l'auteur d'une œuvre qui l'impose comme l'un des écrivains les plus accomplis de sa génération. En 1998, il a été nommé membre de la prestigieuse American Academy of Arts and Letters, et il a depuis peu succédé à Wole Soyinka comme président du Parlement international des écrivains.

Carnets d'un retour de Palestine
TROISIÈME CARNET
Quelques réflexions sur un voyage
dans les Territoires occupés


par Russell Banks
Traduit de l'anglais (U.S.A.) par Pierre Furlan

avec l'aimable autorisation
du site du Parlement international des écrivains

autodafe.org

Vers la fin de la semaine dernière, après un périple de cinq jours avec sept autres membres du Parlement international des écrivains (PIE) dans l'archipel dévasté des réserves formant les territoires palestiniens, j'ai pris un petit déjeuner à l'hôtel King David Inter-Continental de Tel-Aviv avec deux jeunes leaders de ceux qu'on appelle les refuzniks, c'est-à-dire ces membres de la Force de défense israélienne (FDI) qui affirment publiquement leur refus de servir dans les territoires occupés. Ces hommes ne sont pas des pacifistes ; ils n'appartiennent pas à la gauche et ne sont pas des anciens du Mouvement israélien pour la paix, mouvement aujourd'hui démoralisé ; ce ne sont en tout cas pas des lâches. Ce sont des sionistes qui ont fait des études universitaires et qui savent s'exprimer, des fils d'Israël patriotes dont la position, dans cette période horrible et sombre, représente le défi le plus sérieux lancé de l'intérieur de la famille à la crédibilité d'Israël.

Nous nous sommes rencontrés seuls, à leur demande. Ils souhaitaient me parler, disaient-ils, à cause de mon rôle de président du PIE à la tête de cette délégation, mais aussi et surtout parce qu'ils avaient appris par Internet que j'étais un de ces Américains qui avaient été impliqués dans le mouvement contre la guerre du Vietnam dans les années soixante et soixante-dix. Ils voulaient un avis un peu paternel de la part d'un homme qui leur paraissait à même, dans ce contexte de conflit israélo-palestinien, de s'identifier à leur décision de ne pas participer à la politique d'oppression mise en place par leur nation contre le peuple palestinien. Notre conversation s'est tenue deux jours après l'écœurant attentat-suicide à la bombe commis à quelques kilomètres au nord de Tel-Aviv, à Netanya, pendant la fête de la Pâque juive, la veille du jour où le Premier ministre israélien Sharon, après avoir déclaré que le président Arafat était son " ennemi ", a lancé l'opération " Rempart " par un assaut brutal contre Ramallah. Ces jeunes hommes comprenaient que tout était sur le point de devenir bien pire à la fois pour les Palestiniens et les Israéliens, et il leur fallait décider de ce qu'ils allaient faire. Mon avis a été simple : centrez votre mouvement sur une seule question ; élargissez votre base pour y inclure des femmes et des hommes de toutes les couches de la société et des Israéliens de toutes sortes ; et gardez-le à l'intérieur de la famille. Ensuite, dites la vérité au pouvoir.

À l'heure où j'écris ceci, il y a 370 refuzniks, et une dizaine d'autres rejoignent leurs rangs chaque semaine. Les événements de la semaine dernière peuvent accélérer ce flux ou produire l'effet inverse. Nous ne pouvons pas le savoir. Je leur ai demandé ce qui les incitait à se démarquer de leurs frères et sœurs de la FDI, à provoquer la colère et le désarroi de leurs pères et mères, à s'attirer des peines de prison de la part de leur gouvernement. Qu'est-ce qui les poussait à accepter d'être traités au mieux de naïfs et au pire de lâches et de Juifs honteux ? Car c'est bien ce que ces jeunes hommes doivent affronter tous les jours dans la presse israélienne et chez eux. Leurs yeux se sont ouverts, disent-ils, et ils ont changé d'opinion quand on les a envoyés en Cisjordanie et dans les autres territoires palestiniens. Ils ont alors vu tout ce que nous - mes collègues de la délégation du PIE et moi-même - avions constaté au cours des cinq jours précédents en allant de Tel-Aviv à Ramallah, en traversant les villes et les villages de Cisjordanie jusqu'à la bande de Gaza où nous avons visité des camps de réfugiés et contemplé avec désolation la destruction violente de quartiers et de villages entiers, où nous avons été les témoins des humiliations calculées et délibérées imposées aux postes de contrôle, où nous avons constaté pour la première fois l'effroyable ampleur des colonies juives, leur domination et leurs empiètements sur les terres alentour.

Notre délégation au Proche-Orient était issue de quatre continents : d'Afrique venaient le Nigérien Wole Soyinka, prix Nobel, ainsi que le poète et mémorialiste sud-africain Breyten Breytenbach ; de Chine venait le poète dissident Bei Dao ; d'Europe, le romancier espagnol Juan Goytisolo, le prix Nobel portugais Jose Saramago, le romancier italien Vincenzo Consolo et l'écrivain français, secrétaire général du PIE, Christian Salmon ; et puis d'Amérique du Nord, moi-même, romancier américain. Nous étions venus en réponse à un appel d'un des membres fondateurs du PIE, le grand poète palestinien Mahmoud Darwich, pour exprimer notre solidarité avec lui et avec ses collègues poètes et écrivains de Palestine dont les conditions de vie et de travail sont de plus en plus celles d'une résidence surveillée. Le Parlement international des écrivains n'est pas une organisation pour les droits de l'homme, ni une ONG ; c'est simplement un collectif peu organisé de poètes et de conteurs qui se sont engagés à aider aussi concrètement que possible ceux de leurs collègues écrivains qui se trouvent menacés physiquement ou soumis à une surveillance politique à cause de leur activité d'écrivain. Darwich et ses collègues, pour la plupart basés à Ramallah et dans les autres territoires palestiniens, subissent depuis un an et demi des conditions qui nous apparaissent comme intolérables, des conditions que ne peuvent que condamner ceux d'entre nous qui sont libres.

De même, en exprimant notre solidarité avec Darwich et ses collègues, et en témoignant de ce que leur situation a d'insupportable, nous avons manifesté notre solidarité avec les gens dont l'histoire et la vie quotidienne sont célébrées dans la poésie et les récits des artistes palestiniens. Être aux côtés de Pablo Neruda, c'est être aux côtés du peuple chilien ; célébrer Whitman, c'est célébrer le peuple américain. Les gouvernements et les politiciens, j'ai le regret de le dire, pensent en général surtout à eux-mêmes. Nous sommes donc venus dans les territoires palestiniens pour voir de nos propres yeux et écouter de nos propres oreilles ce qui arrivait au peuple palestinien.

Nous sommes passés avec lui aux postes de contrôle, à côté de vieilles femmes chargées de provisions, de femmes enceintes, de mères avec des bébés, d'écoliers sombres et effrayés, d'hommes et de femmes partant travailler ou rentrant de leur travail à Jérusalem et à Tel-Aviv, et nous tous obligés de parcourir à pied quelque huit cents mètres sous un soleil brûlant devant des soldats israéliens lourdement armés et à l'expression figée. Nous sommes entrés dans les rues étroites et les venelles aux égouts à ciel ouvert de Ramallah, et, muets de stupeur, nous avons vu les maisons et les bâtiments publics détruits sans raison dans les camps de réfugiés de Cisjordanie et de Gaza. Nous avons écouté les étudiants et les professeurs soutenant contre une opposition presque écrasante cette université de Bir Zeit qu'ils aiment tant, et nous avons vu avec consternation la menace de plus en plus proche de colonies en expansion rapide. Nous avons été les témoins directs de la misère indicible et de l'impuissance de la majorité des Palestiniens. Des statistiques sinistres ont alors pris un visage humain. La désespérance et la détresse suicidaire ont montré leurs racines.

Un soir à Ramallah, après un dîner donné par Mahmoud Darwich et d'autres membres de la communauté intellectuelle et artistique de la ville, j'ai fait une promenade avec le romancier palestinien Izzat Algawazi, et nous sommes montés sur un sommet de colline derrière notre hôtel. De là, nous avons contemplé une large vallée baignée de lune au-dessous de nous. Mon compagnon a pointé du doigt Jérusalem, éloignée de dix kilomètres à peine, qui brillait comme le centre de l'univers et ressemblait à la capitale miroitante des rêves religieux du monde entier. Plus près de nous se trouvait une colonie juive, et elle avait l'air d'une banlieue de Denver. Avec ses rues bien dessinées et ses petites galeries marchandes, ses habitations à plusieurs étages et ses immeubles d'appartements, son infrastructure post-moderne en parfait état de marche - le tout brillamment illuminé par un quadrillage de réverbères -, elle semblait avoir été déposée d'un seule pièce, en l'espace d'une nuit, sur ce flanc de colline rocheux par une flottille de gigantesques vaisseaux cosmiques. Au-dessous de la colonie, mais pas tout à fait contre elle, un camp militaire israélien s'étendait avec la précision géométrique d'un échiquier : tours de contrôle aux angles, casernes et entrepôts disposés stratégiquement entre les tours. Des faisceaux de projecteurs balayaient la zone à l'intérieur du complexe ainsi que le terrain accidenté et caillouteux, éclairé par la lune, à l'extérieur. Plus bas, dans les ombres qui jouxtaient la ville de Ramallah, se trouvait un groupe de cubes obscurs pour la plupart en parpaings, un camp de réfugiés, et la seule lumière qui en provenait était le pâle clair de lune reflété par les toits de tôle ondulée. Jérusalem, la colonie, le poste militaire et le camp de réfugiés - tous les quatre baignés par le même clair de lune, tous les quatre visibles de ce même sommet de colline de Ramallah, assez proche, mais tous invisibles les uns pour les autres.

À sa demande, nous avons rendu visite au président palestinien Yasser Arafat dans son complexe à présent démoli, sachant qu'aux yeux de certains, chez nous, nous passerions pour une bande de Jane Fonda en train d'embrasser Ho Chi Minh. Quoi qu'il en soit, les relations publiques ne sont pas notre affaire, et nous ne nous sentions pas tenus de respecter un semblant d'" équilibre " dans notre enquête. Nous avons pourtant aussi rencontré des écrivains israéliens et des militants israéliens pour la paix. Wole Soyinka et moi avons parlé avec le ministre israélien des Affaires étrangères, Shimon Peres, également à sa demande, et nous avons écouté sa version des événements qui ont eu lieu au Proche-Orient depuis 1947. C'est là un point de vue - le point de vue israélien, de la droite jusqu'à la gauche - que nous n'avons cependant aucun mal à trouver quotidiennement dans nos grands médias. Le point de vue palestinien n'est pas si facilement disponible.

Chacun des huit écrivains a bien évidemment imprimé la marque de sa propre expérience, de son tempérament et de ses penchants politiques sur ce qu'il a vu et entendu. Nous n'avions pas de ligne de parti, pas de position officielle. Pour imaginer de quelle nature est la réalité des Palestiniens, il nous fallait les détails de leur quotidien, les particularités de leur situation de tous les jours. Mais ce dont nous n'avions pas besoin pour en avoir une idée, c'était d'entendre une autre litanie sur les processus de paix interrompus, les traités brisés, les tromperies et les refus. Les analogies et les comparaisons tirées de ce qui nous était déjà connu nous ont apporté des idées, des passerelles pour comprendre. Soyinka et Breytenbach ont constaté des parallèles évidents avec l'apartheid de l'Afrique du Sud, mais aussi des différences. J'étais en mesure d'établir des comparaisons avec les " colonies " anglaises installées en Irlande au dix-septième siècle, et de remarquer qu'en Amérique du Nord, lorsque les Européens ont eu fini d'écraser militairement les Indiens, ils ont eu une politique de déplacement et d'endiguement des populations qui, par certains côtés douloureusement familiers, correspond à la politique mise en place par Israël dans les territoires occupés depuis 1967. Nous avons discuté des parallèles à établir avec le conflit des Balkans, avec les stratégies de purification ethnique, avec le traitement infligé aux Tibétains par les Chinois, et ainsi de suite. L'un de nous, Saramago, a même fait la comparaison avec la façon dont les nazis avaient traité les Juifs (comparaison qui, d'ailleurs, a été vite rejetée pour des raisons évidentes par les autres membres de la délégation). Pourtant, aucune comparaison ne convenait.

Et c'est là, bien sûr, une grande partie du problème pour chacun de nous qui souhaitions par-dessus tout la paix, la liberté et la sécurité pour tous les Israéliens et Palestiniens. Aucune comparaison ne convient. Par conséquent, ceux qui militent pour la paix des deux côtés, les intellectuels, les universitaires, les poètes et les conteurs de toutes les nations, et surtout les hommes et les femmes qui détiennent le pouvoir de déterminer la politique du gouvernement israélien et de l'Autorité palestinienne - nous tous, donc, devons faire un effort d'imagination plus grand que nous ne l'avons jamais fait. Avant tout, la brutalité stupide des agressions de Sharon contre les populations des territoires occupés et les attaques insensées par attentats-suicides à la bombe des Palestiniens contre les Israéliens doivent cesser. Nous ne pouvons pas, comme d'habitude, nous tourner vers les Nations unies ou vers les États-Unis, ni vers aucune autre tierce partie - et pourtant, presque tous ceux que nous avons rencontrés lors de notre voyage, qu'ils aient été palestiniens ou israéliens, ont estimé qu'une tierce partie était nécessaire pour mettre fin au conflit. Mais c'est une option qui a été essayée et qui a déjà trop souvent échoué.

C'est pourquoi j'ai eu le moral un tout petit peu remonté, lorsque, pendant ma dernière journée au Proche-Orient, j'ai rencontré à Tel-Aviv ces deux jeunes hommes qu'on appelle des refuzniks. Voilà, me suis-je dit, la seule possibilité pour sortir de cette horreur. Les hommes et les femmes de l'armée d'occupation doivent refuser de servir. C'est à ce moment-là, seulement, que ceux qui, en face d'eux, sont si tragiquement désespérés, les jeunes Palestiniens suicidaires qui sont persuadés de ne pas avoir d'autre avenir sensé que celui de bombe humaine, commenceront à croire que leur vie pourrait, au contraire, valoir la peine d'être vécue. C'est alors, seulement, que les négociations pourront commencer.

3 avril 2002
Saratoga Springs, New York.
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