N°3
La revue en ligne d'Actes Sud
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MICHEL PARFENOV

DIDIER-GEORGES GABILY

MATTHIAS LANGHOFF

MOHAMED ROUABHI

NICOLAS STRUVE

OLIVIER PY
et CHRISTIAN SALMON

EMMANUEL WALLON

JEAN-PIERRE VINCENT

MICHÈLE DEMOOR

ALAIN JAUBERT

BÉATRICE PICON-VALLIN






Ancien instituteur devenu comédien, Nicolas Struve, a longtemps travaillé avec Claude Buchvald avec laquelle il a créé plusieurs textes de Valère Novarina (L’opérette imaginaire, Le repas, etc…). Il a aussi travaillé, entre autres, avec A. Arias, A. Akhim, R. Brunel ou Jean-Louis Martinelli. Il a chanté dans la rue, fait du cabaret et de la marionnette. Par ailleurs, il a traduit une dizaine de pièce du russe (Tchekhov, Tsvétaeva, Erdman, Moukhina, Lipskerov…)

« Mettre l’infini sur une tête d’épingle… »
par Nicolas Struve


…On est donc face à un protocole d’accord avec un certain nombre de partenaires sociaux qui gèrent l’Unedic, un protocole d’accord qui va exclure à plus ou moins long terme 30 000 à 35 000 personnes, intermittents du spectacle, de ce système de l’indemnisation pour les périodes non travaillées. Et à soi seul, cela pourrait expliquer la violence, la radicalité et l’ampleur du mouvement qu’on a connu. Mais là j’aimerais citer un tout petit apologue de Brecht. Je le cite de mémoire... Cet apologue dit : « Quand ils sont venus arrêter les communistes, je n’étais pas communiste, quand ils sont venus arrêter les socialistes, je n’étais pas socialiste, quand ils sont venus arrêter les juifs, je n’étais pas juif, et quand ils sont venus m’arrêter, il n’y avait plus personne pour me défendre. »
En fait, ce qui se passe avec les intermittents du spectacle ressemble à ce qui s’est passé avec les gens du textile, les gens de la mine, les gens de l’automobile, il y a régulièrement des secteurs d’activités qui sont laminés au nom d’une saine gestion économique qui néglige les hommes. À soi seul cela pourrait expliquer l’ampleur du mouvement. Reste que cette ampleur ne peut se comprendre que par le fait que cet accord, aussi violent soit-il, n’est qu’une goutte d’eau venue s’ajouter à tout un fleuve de mesures qui depuis une dizaine d’années, montrent que l’Etat ne cesse de se désengager du soutien aux activités artistiques et resserre progressivement toute sa politique autour d’institutions déjà existantes renforçant une politique culturelle que, selon ses convictions, on pourra nommer « de prestige » ou « officielle ». Car c’est bien ça qui est en question aujourd’hui, c’est bien ça devant quoi on se trouve : la mise en place progressive de ce qui va être une politique officielle.


 

Ce système de l‘intermittence géré par l’Unedic était sans doute par certains côtés pervers et à réformer, mais il avait cet immense avantage de distribuer ses prébendes sans préjuger de la qualité artistique des gens qui en bénéficiaient. Il y avait cette chose magnifique que des gens de goût extrêmement divers voire même de qualité extrêmement diverse — mais je crois, pour ma part, que c’est tant mieux — , pouvaient continuer à exercer une activité artistique.

Effectivement certains ont dit avec mépris, et notre ministre en l’occurrence, qu’il y avait trop de fainéants et de gens inutiles dans la profession. Or c’est cette masse, cette quantité importante qui créait et crée l’effervescence artistique et la qualité aussi des spectacles et de la vie culturelle en France.



Il faut souvent 100, 200 , 1000 personnes peut-être pour en faire une qui, un jour, nous produira l’œuvre qui compte et en attendant il faut bien que beaucoup travaillent et que beaucoup s’exercent. Et surtout il y avait là une forme de liberté… Il s’agissait bien d’une subvention détournée ou déguisée, mais au lieu de réformer dans le bon sens du terme, c’est-à-dire de faire prendre en charge par l’Etat cette subvention détournée, on supprime tout simplement la possibilité d’existence à une quantité bien trop importante de personnes, on leur supprime la possibilité d’exercer leur activité, une activité qui a son importance. J’aime bien dire que si la musique adoucit les mœurs, les intermittents et, en général, les artistes adoucissent une société et particulièrement la nôtre. N’auraient-ils que cette fonction, ils seraient déjà extrêmement nécessaires.

Le deuxième effet pervers de cet accord c’est que les gens qui vont quitter ce système sont ceux qui le plus souvent font de l’action culturelle, ce dont certains se plaignent « mon Dieu, ce ne sont pas des vrais artistes, qu’est-ce c’est que ce théâtre en prison, dans les cités, les écoles. » Et pourtant ce théâtre en prison dans les cités, ce théâtre dans les écoles est parfois et même souvent le fait de véritables militants et de gens qui ont vraiment désiré travailler là et qui ont vraiment désiré apporter l’écoute d’une œuvre ou la pratique d’un art à ceux qui ne pouvaient pas l’entendre ou qui ne pouvaient pas le pratiquer.
C’est ceux–là qui vont disparaître parce que ce sont eux qui ont les financements les plus maigres généralement. Donc ce sont ceux qui créent le lien social qui vont certainement disparaître.


Il y a évidemment quelque chose d’extrêmement surprenant dans l’extraordinaire silence, non seulement des responsables des institutions culturelles, mais aussi d’un certain nombre de penseurs ou d’artistes qui sont, pour beaucoup, des penseurs importants et des artistes non négligeables. Alors est-ce que ce silence tient au fait qu’eux-mêmes se trouvent dans une situation où, après tout, ils pourraient se débrouiller de ce qui arrive, ou est-ce l’idée qu’il faut faire appel à la raison non pas pour gouverner le monde, mais pour survivre dans ce monde ou faire qu'il conserve quelque chose de ce qu’on y aime, et par exemple la pensée. Moi, j’aurais tendance à dire et à penser que qui a un livre de véritable poésie dans sa bibliothèque et en appelle à la raison dans une situation comme celle-là est peut-être quelque part devenu cynique. C’est un peu violent mais c’est une pensée qui me traverse parfois.
Et l’autre chose qui peut-être expliquerait ce silence au-delà du confort, c’est le fait qu'à partir des années 50 et pendant des décennies, les institutions culturelles, ont été crées par des gens qui y ont consacré leur vie et qui ne cherchaient pas à se « panthéoniser» eux-mêmes, qui avaient une véritable pratique artistique, c’est-à-dire qui cherchaient à mettre l’infini sur une tête d’épingle, — ce qui est une activité intérieurement compliquée et qui demande beaucoup de technique — et ces gens-là, toute cette génération de militants, ont petit à petit disparu et à la place sont apparus des gens extrêmement cultivés et de bon goût mais qui sont d’abord, mon Dieu, des administrateurs certainement compétents mais ne portant pas en eux, peut-être, cette urgence de faire partager leur travail au plus grand nombre. Voilà, c’est dommage.

L’essentiel est que le " spectacle vivant " et plus particulièrement le théâtre sont des lieux où, à chaque représentation, une nouvelle alliance se tisse entre les mots et les corps, où — plus exactement que partout ailleurs — les mots sont éprouvés par les corps (éprouvé étant ici à entendre aussi dans le sens d’examen…). Nulle part autant qu’au théâtre la parole n’apparaît pour ce qu’elle est : creuse elle exaspère, pleine elle émeut. En cela le théâtre est peut-être par excellence l’art populaire, car le jugement ou la critique, la pensée s’effectuent hors de tout l’apparat rhétorique du savoir accumulé, dans la joyeuse (et tragique – la mort n’est jamais loin) effectivité plébéienne des corps. Enfin le théâtre est le lieu où cette ordalie de la parole s’effectue collectivement, s’effectue dans un éprouvé collectif…

Finalement un des mérites de la violente crise que nous vivons est de nous avoir rappelé, ce dont nous avons souvent désespéré, que le théâtre est bien, malgré tout, un lieu de subversion, c’est-à-dire un lieu où les paroles d’autorité peuvent rencontrer leur jugement. Il n’est alors pas surprenant qu’aujourd’hui – à une époque où le mensonge le plus grossier est (re)devenu la langue universelle des élites et des gouvernements – on cherche à le rendre le plus docile, à en supprimer les marges les plus agitées …

Propos recueillis par M. Parfenov, le 27/07/03