Situations du théâtre 
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Extrait 1
A tout va
(journal, 1993-1996)


Extrait 2
dernière charrette

Extrait 3
Corps du délit

 

Corps du délit
de Didier-Georges Gabily

Pour Les Cahiers de Prospéro
Février 1996

Écrivain, auteur dramatique, metteur en scène, directeur du groupe T’chan’G, Didier-Georges Gabily a été l’une des figures emblématiques du théâtre de bande, ces groupes de francs-tireurs qui opposent à la faiblesse de leurs moyens les armes de la création contemporaine et collective. Il avait fondé un centre de recherche et de formation pour l’acteur contemporain qui proposait à de jeunes acteurs une pratique d’atelier.  


Jours sombres. J'écrivais les yeux contre le mur. Dos au monde. L'écoutant, le monde. Quand c'était possible. Ce n'était pas toujours possible. Des lieux de hasard, de raccroc, d'abîme. C'était ma vie. Longtemps, ce fut ma vie. Des feuillets perdus qui n'étaient souvent même pas des feuillets mais tout ce qui me tombait sous la main - surtout l'intérieur des paquets de cigarettes et les carnets de commande des vieux bistrots à l'en-tête de Cinzano ou de Byhrr - écriture minuscule, illisible, ratures ; des cahiers (perdus, aussi, pour la plupart) quand la main allait s'attarder dans les papeteries et toucher les corps du délit, les pages lisses et blanches comme des vierges, les vergés sans taches.

Enfouir alors dans sa poche avec la peur de se faire prendre le corps du délit où se coucheraient les premiers mots d'un poème (insatisfaisant), les débuts d'un roman (désespérant) ou d'une pièce (insane) ; puis aller dans les librairies, la main glissant à nouveau sur les pages, grisées maintenant de signes, harmonieuses de caractères, glissant sur les signes, les caractères qui disaient le livre, sa fin et son commencement.

J'ai longtemps désespéré de cette fin et de ce commencement.

Ecrire - le mouvement d'écrire, c'est-à-dire aussi l'art d'écrire ; c'est-à-dire, encore plus, l'artisanat, le labeur à l'œuvre - était tout, demeure tout pour moi, et par-dessus ce tout l'ange du doute - quand ce n'était pas le démon - souriait (sourit encore) doucement - le démon, lui, ricanait : une grimace ; ricane encore, et la grimace ne cesse de s'accentuer, monstrueuse, jusqu'à disparaître. Un verre de rouge, alors. Un autre. Encore. Il (le verre) est dessiné sur la feuille. Quand les mots se tordent vient le dessin tordu. Je suis dans l'arrière-salle de ce café de province dont je me souviens bien. C'est à Tours. J'ai dix-sept ans. Face au mur. Les oreilles ouvertes. Les yeux penchés. J'entends. Les voix avinées. Les commentaires de tous ceux-là qui ne parlent bien d'eux-mêmes et des richesses pauvres de leur vie que dans l'ivresse ou dans l'agonie, quand le Dieu s'est emparé d'eux. J'écris. Des mots, des phrases, des paragraphes, des chapitres biffés, rayés, raturés. Un champ de bataille où les masses noires l'emportent sur les blanches avec les flèches et les traits qui désignent et qui tuent, avec les cadres qui préservent, les châteaux de sens insensés, appelés à leur tour à se faire assiéger par le doute, et reviennent alors les flèches et les traits… La première version de quelque chose qui parlait pour la première fois de tous ceux-là qui ne parlent pas, je l'ai écrite, là, pourtant. Ça avait commencé. Le palimpseste qui serait mille fois regratté. Je ne savais pas que ça avait commencé. Le palimpseste qui serait mille fois déchiré puis de nouveau assemblé. Face au mur. Là. Aussi face au miroir de ce café - il suffit de relever la tête qui est en général penchée, qui ne veut pas s'envisager, qui s'envisage pourtant, qui devine que là aussi réside une part essentielle de l'approfondissement (aussi le risque de l'avilissement). Jardin clos, déjà. Champ ou creuse le soc en petit périmètre. Un commencement. Après, j'ai voyagé. On dit : j'ai vécu. Des lieux, des lieux, des lieux ; des visages, des visages, des visages ; des aveux, et des injures, et d'amoureuses paroles qui s'oublient si la main ne les a notées sur le corps du délit.

Je n'oublierai pas. J'ai beaucoup noté. Un bout de vie avec le monde qui change et des murs qui s'écroulent et des crises qui naissent et qui persistent. Je n'habite nulle part. Chez tous. Ce sont mes amis ceux qui me logent pour écrire et manger - et nous nous aimons, quelquefois. Un bout de vie avec la haine du libéralisme montant, triomphant, s'épandant sur les restes de la dernière révolution et de ses devenus-cadavres totalitaires, avec la haine du naturalisme en art, montant, triomphant, s'épandant sur les scènes de toutes les renonciations accompagnant la nouveauté (je dis, oui, nouveauté et encore l'impensé) totalitaire qu'est devenue la télévision. Ce sont mes amis ces lieux qui m'accueillent et m'acceptent, leur tournant le dos. Et aucun chemin ne se dessine vraiment. Mais quelque chose s'est creusé à force. Il y a des voix qui ouvrent et c'est là que le corps fouit, s'abîmant, c'est là que l'esprit reprend souffle.

Un jour - c'est près de vingt ans plus tard - j'ai quelque chose pour moi où demeurer. Un jour, grâce à des acteurs de théâtre et à quelques figures tutélaires*, à cause aussi - surtout - de cette passion pour le théâtre, tout à la fois complice et concurrente de l'écriture, et qui naquit dans le même temps où l'envie de tourner le dos au monde me taraudait (passion qui n'est peut-être qu'une seconde façon de tourner le dos au monde - je veux dire à l'obscène mondanité - mais avec l'autre - l'acteur, le public - envisageable, envisagé - l'acteur, le public - chaque jour en son accomplissement comme en son deuil d'humanité), un jour, disais-je, j'eus cette chose, ce lieu pour moi où demeurer hors le hasard, le raccroc, l'abîme. Un endroit pour s'abîmer soi seul. Une joie.

Jours éclairés. Je ne vais pas parler des rapports précieux et néanmoins conflictuels que j'entretiens avec ma machine (ordinateur) à écrire. Ainsi tout va. Ratures et biffures demeurent dans les ventres et les mémoires. On peut croire que ça change quelque chose. Ça ne change rien. Des carnets sont ouverts qui seront perdus et d'autres verres de vin rouge (ou d'autres alcools, whisky surtout) s'y dessinent qui seront bus. L'écrivain (en déduira-t-on) est mieux payé de son travail. On aura raison. C'est un moment fragile, et l'écrivain sait qu'il ne durera peut-être pas. Mais. La table fait face à la pièce. Je regarde. J'écris dos au mur, envisageant mon joyeux désert (peuplé) et ceux (rares) qui y habitent ou le visitent. De petites âmes obstinées. Dos au mur, face au monde. Ce doit être un progrès bien que je sache depuis longtemps qu'il n'y a pas de progrès en art - mais (peut-être) des accomplissements de vie. Un retournement qui n'est pas une révolution, hélas. Tout tremble. Il y a seulement la nécessité des choses vivantes. D'un mouvement. Des mouvements tremblants. D'une révolte contre l'ordre (établi, conscient, inconscient). D'un approfondissement sans fin (aussi sans mystique), désespéré d'espérer. Il y a une femme qui lit. C'est mon amour qui fait silence et qui lit. Désespérée d'espérer. Nous tous. Et j'attends un coup de téléphone. Nous tous. Et ma petite fille fait sa sieste à l'heure où toutes les petites filles font encore leur sieste. Nous tous. Et j'attends des nouvelles d'un acteur qui risque de faire défaut aux mots que j'ai écrits pour lui. Il ne viendra pas. Il fera défaut. Nous tous. Il y a deux fenêtres et je lève les yeux, et je sais maintenant que je n'ai nul besoin d'un mur face à moi ni d'un miroir face à moi. Il y a un clos où poussent miraculeusement quelques roses que je vois battre au vent quand je lève les yeux. Et derrière le clos et les rosiers, un autre haut mur. C'est une transparence. Car au-dessus de ce haut mur je vois le ciel. Un petit bout de ciel changeant. Voici les faits. Ecris pour le ciel changeant, me dis-je, écris pour tous ceux qui passent sous le ciel, les ombres et les hommes ; écris là où tu te tiens, regardant les roses et les pierres



Extrait de A tout va journal
Actes Sud, avril 2002

 

 
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