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Né en 1967 à Tel-Aviv, Etgar Keret, auteur de brèves nouvelles qui réinventent le genre, est également scénariste de BD et cinéaste.

 



600 mots
par Etgar Keret
traduit de l'hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech

 

 

Ma mère me dit que je ne pourrai jamais imaginer comment c'est d'être sans pays. Elle sait sûrement ce qu'elle dit, ma maman, après tout elle a vécu la Shoah, a vu sa maison détruite en Pologne, a perdu père, mère et petit frère, et a fini par arriver ici. Israël est son pays, celui qu'elle a juré de ne jamais quitter.

Rassan me dit que je ne pourrai jamais imaginer comment c'est d'être sous occupation. Non, il n'a pas vécu la Shoah et, Dieu merci, toute sa famille est vivante, du moins pour le moment. Mais au barrage de la frontière, les soldats israéliens lui sortent depuis longtemps par les trous de nez. "Des fois, on passe le barrage routier en un clin d'œil, mais des fois quand ils s'ennuient, ils sont capables de t'enlever le goût de vivre. T'obliger à attendre sans raison pendant des heures sous le soleil, t'humilier, il y a à peine une semaine ils m'ont confisqué deux cartouches de Kent longues, comme ça, sans raison. Un gamin de dix-huit ans avec un fusil et de l'acné sur le visage est venu et les a emportées."

Adina, ma voisine du dessous, me dit que je ne pourrai jamais imaginer comment c'est de perdre un proche dans un attentat-suicide. "Il n'y a pas de mort plus absurde, dit-elle. On meurt pour deux raisons : parce qu'on est israélien et parce qu'on a envie d'un café en pleine nuit. Y a-t-il une raison de mourir plus bête que celle-ci ? Et je n'ai même plus contre qui me fâcher. Celui qui a tué mon frère est mort lui aussi, il est parti en éclats."

Ma mère me dit que nous n'avons pas d'autre lieu, où que nous allions, nous serons toujours étrangers, détestés, juifs.

Rassan dit que mon pays, Israël, est quelque chose d'étranger et de bizarre qui ne ressemble à rien au monde. Planté en plein Proche-Orient, il fait semblant de ressembler à l'Europe, participe tous les ans à l'Eurovision, envoie son équipe de football à la coupe de la Ligue européenne, sans être le moins du monde conscient d'être situé en plein désert, au sein d'une mentalité orientale qu'il s'obstine à nier.

Adina dit que notre vie est en sursis, qu'elle voit les enfants palestiniens danser de joie et distribuer des bonbons après chaque attentat, et qu'elle se demande ce que deviendront ces enfants en grandissant. Alors, elle ne veut pas que je lui prenne la tête avec mes discours de paix.

Et s'il y a bien une chose en commun entre ma mère, Rassan et Adina, c'est qu'ils sont sûrs, mais vraiment sûrs, que je suis incapable d'imaginer ce qui leur passe par la tête.

Et moi, moi qui suis fort à ce jeu d'imaginer ce qui passe par la tête des gens, il m'arrive même en période difficile de gagner mon pain en jouant à ce jeu. Des tas de journaux étrangers m'appellent et me demandent d'expliquer, si possible en six cents mots, ce que pensent les gens ici, en Israël. Dommage que, à la place, je ne puisse pas leur inventer des nouvelles avec un peu moins de peur, un peu moins de haine, des pensées positives, optimistes, compactes, pas plus de six cents mots.

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